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gnement libre beaucoup des premières poussées de mon esprit, les meilleures sans doutes, les plus fraîches, les plus décisives ; et je crois bien qu’elles valurent pour moi beaucoup mieux que l’enseignement d’une école d’État.

Lorsque, plus tard, j’allai à Paris pour tendre mon effort à l’étude plus complète du modèle vivant, il était tard, heureusement ; le pli était fait. Je ne me suis guère départi, depuis, des influences de ce premier maître romantique et enthousiaste, pour qui l’expression était tout, et l’effet une attirance ou subterfuge d’art indispensable. C’est avec lui que j’ai connu la loi essentielle de création ; j’entends la loi de constitution, ses mesures, ses rythmes, cet organisme d’art qui ne peut être appris par règles ni formules, mais qui se transmet et se communique par la communion du maître à l’élève ensemble au travail. Le bon démon me prit ainsi. Quand ce sens me fut révélé, j’eus hâte de me laisser aller à la joie de m’épancher en des esquisses. Et c’était vraiment un effort de raison, de devoir, presque de vertu, quand il fallait me mettre à l’étude objectivement ; je préférais tenter la représentation des choses imaginaires qui me hantaient et où j’échouai infructueusement au début. J’en fis cependant beaucoup : paysages, batailles, évocations d’êtres épars dans des plaines rocheuses, tout un monde de désespérance, noires fumées du romantisme qui m’embrumaient encore.

Je fis aussi des dessins d’après des estampes, ceux-ci avec un réel plaisir. S’il m’était permis de recommencer aujourd’hui mon éducation de peintre, je crois que je ferais beaucoup, pour la croissance et le plus grand développement de mes facultés, des copies du corps humain ; je le disséquerais, l’analyserais et le modèlerais même, pour le reconstituer aisément de mémoire à profusion. D’études de l’ossature, j’en fis beaucoup. On ne reconnaît la nécessité de cette science que plus tard. À soixante ans, Delacroix disait que, s’il recommençait sa carrière, il n’étudierait que le squelette (c’est bien l’aveu d’un peintre imaginatif) ;