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qu’on y trouve semble s’anéantir, éteinte et dissoute, chacun les yeux navrés, dans l’abandon de soi-même et du lieu.

C’est à travers ces arides plaines que j’ai passé la première fois enfant, avant l’éveil de ma conscience, presqu’en deçà de ma vie, j’avais deux jours.

Je les ai traversées bien des fois depuis : les bœufs furent remplacés par des chevaux, ceux-ci par le fer dur sur les voies et les engins du monde moderne — je ne récrimine pas. Il reste toujours là l’esprit de l’espace et des lieux déserts, et le bruissement harmonieux des pins sous le vent du large, et les bruyères, et le silence et l’admirable éclat de la lumière dans le clair azur.

Sur la lisière de cette lande, longeant le beau fleuve, s’allonge, étroit et resserré de vignes, le Médoc, avec ses résidences nettes, ses chemins étroits, son luxe de culture traditionnelle, où la terre est comme souveraine de tous les hommes riches ou infortunés.

Le vin, qui la fit autrefois célèbre, domine tous les espoirs des habitants qui lui sacrifient tout de leurs ressources ou de leur labeur. Mais il vient ou ne vient pas. Et pendant les années de disette, l’homme reste quand même assujetti au joug de sa culture. Domination mystérieuse. Il semblerait que ceux qui s’attachent ainsi à la terre, sous un pouvoir occulte, travaillent obscurément, mais bienfaisamment, à la durée nécessaire de ses sucs ; sorte de loi rétributive fixée à leur insu pour la délectation des êtres.

Je bénis ceux qui restent encore attachés à la culture de cette liqueur de vie qui nous verse encore à l’esprit un peu d’optimisme. Elle est un des ferments de l’esprit français ; elle est aussi la liqueur du rêve ; elle exalte jusqu’à la mansuétude.

Dans ces régions du Médoc, mon père était possesseur d’un ancien domaine entouré de vignes et de terres incultes, avec de grands arbres, des genêts toujours, des bruyères tout près du château. Lorsque j’étais enfant, on ne voyait au delà du seuil que des terrains vagues garnis de ronces, de fougères, et des restes de larges allées plantées d’ormeaux et de chênes, routes abandonnées,