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La critique d’art n’est point créatrice. L’artiste n’en retire aucun profit : il est sa source. Il est le générateur actif qui va, suit son cours, évolue selon son intuition secrète.



SCHUMANN

« Soyez un noble artiste, a dit Schumann, et le reste vous sera donné par surcroît. » C’est qu’il fut noble lui-même, si l’on entend par noblesse l’absolu désintéressement, l’abandon, l’expansion, la vive exubérance d’une âme forte et pleine. Schumann a donné son fruit ; il l’a donné comme le pommier des pommes, sans pensers personnels et sans repentirs. Il a donné son cœur et sa pensée, ses œuvres, sa vie ainsi que l’ont faite ceux qui souffrent pour les autres, et c’est bien là la grâce suprême, le signe caractéristique du profond génie. On ne dirait pas cela de tous ; on ne le dirait pas de ceux qui, comme Berlioz, par exemple, ne s’épanchent qu’avec des récriminations continues. Suivez celui-ci dans sa vie inquiète, dans sa tourmente, et vous verrez que tout son malheur prend sa source dans ce désir de gloire qui le poursuit sans cesse dès ses premiers commencements.

Il se plaint, il appelle partout des lauriers avec passion, la véhémence de l’amertume : c’est un aristocrate. Il ne sera jamais aimé pleinement du peuple, qui a le tact très sûr, très fin pour reconnaître ceux qui l’aiment. On l’a vu parcourir l’Europe et recueillir partout des approbations enthousiastes ; jusqu’à Saint-Pétersbourg, il fut appelé, applaudi par des princes ; les succès qu’il obtient ne le fixent jamais hors de sa patrie qu’il aime parce qu’il est Français, essentiellement Français, et il revient constamment pour saisir des hommages qu’il mérite en effet, et qu’il attend vainement de son pays.