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journal de la commune

toute la journée, j’ai eu l’œil sur les ivrognes, et, dans mes pérégrinations, tant sur la rive gauche que sur la rive droite, je n’ai vu que deux hommes pris de vin et un qui faisait semblant de l’être.

Du Boulevard des Capucines, j’ai entendu tirer dans les rues mêmes, dans l’enceinte sacrée de la ville, le canon de la guerre civile. C’était tout près : des boulets se dirigeaient contre le grand Opéra. Le premier coup me serra à la gorge. J’en éprouvais une douleur physique, comme à la fusillade du 22 janvier, ordonnée sur la place de l’Hôtel-de-Ville par M. Chaudey agissant pour compte de MM. Favre et Trochu, le canon tonnant dans nos murs et portant des messages de Français à Français !

Sur tout mon parcours de la Madeleine au Château d’Eau, sur les boulevards, plus désertés des passants qu’ils ne l’étaient au temps jadis de deux à trois heures du matin, quelques gardes nationaux de bonne volonté improvisaient des barricades. Aucune animation jusqu’aux portes Saint-Denis et Saint-Martin qui font la ligne de démarcation entre les quartiers riches et les populaires. On y allait de bon cœur à la porte Saint-Martin, des citoyens faisaient la chaîne de pavés, d’autres arrêtaient les passants : Citoyen, Citoyenne, à l’ouvrage ! Ce que les enfants accomplissaient de travail était vraiment étonnant ; des garçons se mettaient à deux ou trois pour desceller un pavé que portait ensuite un moutard de cinq ou six ans fléchissant sous le poids du fardeau : des gamins perchés sur la muraille remplissaient l’office de maçons et même d’architectes ; tous ces échappés de l’école étaient heureux et fiers de jouer — c’est bien là le mot — leur rôle dans la guerre civile. La nuit, je remonte le faubourg du Temple. Avec une activité fiévreuse, on y accomplit d’immenses travaux. Les hommes creusent et fossoient, des femmes veillent à côté, armées d’un fusil avec bayonnette.

Mardi 23 mai.

Je ne suis pas rentré coucher hier soir chez moi, de peur de me réveiller captif des Versaillais. J’ai préféré passer la nuit avec des amis du faubourg du Temple, afin de me réchauffer de leur enthousiasme et de retremper mon âme