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l’homme et la terre. — rome

des stoïciens grecs : Sénèque ne reconnaît pour patrie que « l’enceinte de l’univers »[1]. Joignant le plus souvent l’exemple au précepte, ils enseignent que « tous les hommes, les esclaves aussi bien que les autres, étaient composés des mêmes éléments, avec mêmes sens et même raison, issus du même principe suprême, semblables entre eux et originairement égaux » ; ils disent que la nature prescrit à l’homme d’aider toujours son semblable, « tous les humains étant liés en une société d’amour » ; societate caritatis natura conjuncti ; ils voient dans l’ensemble du monde une seule cité « commune aux hommes et aux dieux » ; ils vont même jusqu’à prétendre que l’oubli des injures est supérieur à la vengeance, ce plaisir des anciens dieux, et que la douceur et le pardon conviennent à une âme généreuse[2]. De pareilles pensées, en si parfait désaccord avec la politique jalouse et cauteleuse des maîtres, devaient attirer la persécution sur les hommes qui les professaient ; d’autre part, elles restaient ignorées de la masse populaire, et cependant elles finirent par exercer un tel ascendant moral que l’on put assister à cet étrange spectacle, la conversion des empereurs à la doctrine stoïcienne : des Antonin et des Marc-Aurèle montèrent sur le trône du monde. Peut-être la philosophie trou va-t-elle des adeptes si haut placés parce que ceux-ci n’avaient pas à craindre que la multitude des sujets osât les prendre au mot et discuter avec eux la réalisation de tous ces beaux principes d’égalité entre les hommes. Cette noble condescendance d’un empereur s’abaissant en paroles jusqu’aux manœuvres et portefaix, qui n’en restaient pas moins dans la foule, n’était-ce pas là une grandeur de plus pour les maîtres divinisés ?

Du moins la pose était fort digne et les Antonin jouèrent bien leur rôle. A maints égards, la « paix romaine » est une des grandes époques de l’humanité et, pendant les dix-sept ou dix-huit cents ans qui se sont écoulés depuis, les hommes n’ont pas retrouvé un cycle de l’histoire qui présente la même ordonnance, la même beauté harmonique dans tous ses éléments essentiels. On eût pu croire alors que le monde romain était devenu virtuellement le monde entier et que la concorde universelle allait réunir tous les hommes sous l’autorité d’un seul qui aurait été, en réalité, non un être mortel de chair et d’os, mais le

  1. Ernest Nys, La Notion et le Rôle de l’Europe en Droit international, p. 69.
  2. Cicéron, De legibus, I, passim.