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l’homme et la terre. — îles et rivages helléniques

rations finit aussi par rétrécir son domaine en lui aliénant tous les peuples. La ville punique réalisa le type de la communauté commerçante par l’égoïsme jaloux de ses relations avec l’étranger, par la raideur implacable qu’elle mettait à défendre ses intérêts, par la perfidie de ses combinaisons en vue du gain, par la cruauté du traitement qu’elle infligeait aux vaincus dont elle n’avait pas besoin. Il est vrai que son histoire nous a été racontée par des ennemis et qu’il y entre certainement une part de calomnies, mais les conditions mêmes de son milieu, celles d’un monopole et d’une domination absolue voulaient que le caractère carthaginois se développât ainsi dans le sens d’une âpreté cruelle. Ce qui rendit surtout les colons phéniciens haïssables aux yeux des populations environnantes, c’est qu’ils avaient gardé de leur culte héréditaire la pratique des sacrifices humains dans toutes les graves conjonctures où il s’agissait du salut public. A cet égard les témoignages de l’antiquité s’accordent ; le père choisissait même son fils pour verser un sang agréable aux divinités terribles. Aussi toute guerre portée en Afrique, lorsque les Romains en connurent l’accès, réduisait-elle aussitôt l’empire de Carthage à l’enceinte de la ville, tant son joug était détesté[1].

Les peuples soumis à Carthage avaient d’autant plus à redouter la dureté de son pouvoir que la communauté punique était elle-même gouvernée par une aristocratie rendue irresponsable par les intérêts de classe : c’était la caste du haut négoce, autorisée d’avance à tous les attentats par son esprit de corps. La légende qui nous montre une reine Elise ou Didon établissant les premiers colons phéniciens sur la colline de Byrsa repose peut-être sur une part de vérité, en ce sens que le régime politique de Carthage, imité de celui de la métropole, envers laquelle s’acquittait encore la dîme, eut d’abord un caractère monarchique ; mais à l’époque où l’histoire commence à peu près distinctement pour le nouvel Etat, on le voit constitué en une république de riches, très analogue par son régime et son fonctionnement à cette république de Venise qui devait, quinze cents ans plus tard, se développer en des conditions commerciales d’une grande ressemblance avec celles de Carthage. Cette constitution représente un événement de la plus haute impor-

  1. Michelet, Histoire romaine, p. 182.