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formes de mariage

de l’histoire en un grand nombre de contrées où l’appropriation d’une femme par un homme était considérée comme un attentat envers la société. De même qu’on a pu répéter de tout temps, en souvenir de la mainmise sur le sol par quelques individus : « La propriété, c’est le vol ! », de même on a dû s’écrier : « Le mariage, c’est le rapt ! ». L’homme qui enlevait la femme à ses concitoyens pour en faire sa chose, son acquisition personnelle et privée, ne pouvait être tenu pour autre que pour un ravisseur, un traître à la communauté.

Mais, en pareille matière, les modifications brusques de la coutume, les révolutions devaient être fort nombreuses. La passion ne s’accommode pas des pratiques traditionnelles ; se ruant au travers, elle transforme tout et finit par créer des institutions nouvelles. Ainsi les frères de la horde primitive, n’osant s’emparer, pour leur compte personnel, d’une « sœur », c’est-à-dire d’une femme appartenant à la tribu même, n’avaient pas de scrupule à faire des captures en tribus étrangères ; souvent l’amoureux, caché dans la brousse, près de la fontaine où la jeune fille venait puiser de l’eau, bondissait sur sa proie pour la ramener en triomphe dans le village natal, et la posséder en maître unique, non en mari sociétaire.

Ce fut le commencement des mariages exogamiques, d’abord accomplis de force, par enlèvements, avant de prendre, par de fréquentes récidives, un caractère normal, accepté de tous. De nos jours encore, il ne manque pas de pays où les rapts de jeunes filles et de femmes se font avec une réelle violence, sans complicité tacite de la part de la victime ou des parents. D’abord, il faut tenir compte de l’état de guerre qui sévit entre tant de groupes humains, dans toutes les parties du monde ; quand toutes les passions impulsives sont exaspérées, quand la vie et la liberté du semblable sont à la merci de qui veut les prendre, et que les arts mêmes de capture et de meurtre sont considérés comme glorieux et dignes de tous éloges, le ravisseur peut se croire pleinement dans son droit en s’attribuant les captives : Achille revendique Briséis comme sienne, et, jusque chez les nations dites civilisées, le soldat, livré à l’atavisme féroce de ses instincts, s’arroge toute licence de viol aussi bien que de pillage.

Mais, entre maintes peuplades de primitifs qui se trouvent en état de paix, soit pour un temps, soit d’une façon durable, la pratique de l’enlèvement des femmes n’en reste pas moins consacrée par la cou-