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l’homme et la terre. — peuplés attardés

favorables, une cité moderne serait certainement née en ce lieu favorisé.

Dans les contrées riches en gibier, en poissons, en bétail ou en culture, le groupement devient d’autant plus considérable, toutes choses égales d’ailleurs, que l’abondance des vivres est plus grande. L’emplacement futur des villes s’indique au lieu de rencontre naturel entre les divers centres de production : les distances se mesurent en proportion de la force d’appel et le mouvement suivra la ligne de moindre effort pour la somme d’échanges la plus grande possible[1]. Mais il arrive aussi que les lieux choisis pour les échanges de denrées et les rencontres pacifiques soient précisément ceux que l’on sait devoir rester inhabités, sans maîtres, des landes rases, des lisières de forêts, des crêtes de monts stériles. Ainsi la fameuse foire de la Latière, entre Saintonge, Périgord, Angoumois, se lient au milieu des bruyères et des jeunes pins de collines désertes : la solitude se peuple soudain, puis est rendue au gibier sauvage. Bien mieux, les montagnards, censés ennemis héréditaires, mais bons amis au fond, les Basques espagnols de Roncal et les Basques français de Barétous se rencontrent en marché solennel sur le faite des Pyrénées, à la Pierre Saint-Martin, le domaine des neiges et de la pluie[2].

Une industrie commençante accompagne d’ordinaire ces premiers échanges. Des bancs de silex pour la taille des armes et des instruments de travail, des couches d’argile pour la fabrication des poteries, des terres de pipe pour la façon des calumets, des veines de métal pour le martelage et la fonte des bijoux, des coquilles élégantes qui serviront d’ornements et de monnaies, autant de causes pour que l’on vienne se réunir en ces lieux. S’ils occupent une situation favorable comme centre d’alimentation, tous les éléments pour la formation d’un groupe permanent s’y trouvent assemblés.

Mais l’homme n’est pas seulement guidé par ses intérêts immédiats dans la conduite de la vie. La peur de l’inconnu, l’effroi du mystère fixent aussi les populations dans le voisinage des lieux redoutés : on se sent attiré par l’objet même de sa crainte. Que des vapeurs s’élèvent des fissures du sol comme d’une forge où les dieux martèlent les carreaux de la foudre ; que l’on entende d’étranges échos se répercuter sur les rochers comme des voix de génies railleurs, qu’un phénomène

  1. E. Cammaerts, J.-G. Kohl et la géographie des communications.
  2. Ardouin-Dumazet, vol. XLI, p. 157, 158.