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l’homme et la terre. — travail

tère s’est, dans la suite des générations, étendu à un nombre d’individus de plus en plus considérable[1].

Les témoignages de la préhistoire, de même que l’étude des populations contemporaines, nous montrent un très grand nombre de tribus « primitives » ou « sauvages » vivant en paix et même dans l’harmonie d’une possession commune de la terre et d’un travail commun : les exemples de peuplades guerrières outillées seulement pour le combat et vivant exclusivement de déprédations sont assez rares, quoique souvent cités. Il est de morale constante parmi les contribules que l’individu doit, si la disette se fait sentir, se mettre à la ration pour que les provisions puissent durer plus longtemps. Souvent les grands se privent pour les petits, loin d’abuser de leur force. Le fait capital de l’histoire primitive, telle qu’elle se présente à nous dans presque tous les pays du monde, est que la gens, la tribu, la collectivité est considérée comme l’être par excellence, auquel chaque individu donne son travail et fait le sacrifice entier de sa personne. L’entr’aide est si parfaite qu’en mainte circonstance elle cherche à se produire même par delà la mort : ainsi, dans les Nouvelles Hébrides, quand un enfant mourait, la mère ou la tante se tuait volontiers pour l’aller soigner dans l’autre monde[2].

Même le meurtre ou plutôt la mort volontaire des vieillards qui se pratique en divers pays — ainsi chez les Batta de Sumatra, et jadis chez les Tchuktchi sibériens déjà mentionnés — est un fait qu’il conviendrait de citer plutôt comme un exemple d’entr’aide qu’en témoignage de la barbarie des populations où s’accomplissent de pareils événements. Dans une communauté où tous vivent pour tous, où la prospérité du groupe entier est la sollicitude d’un chacun, où la difficulté de vivre est quelquefois si grande par suite du manque de nourriture ou de l’excès du froid, le vieillard qui se rappelle sa vie passée dans l’effort de la lutte commune et qui se sent désormais impuissant à la continuer comprend parfaitement la logique des choses : la vie lui pèse tout autrement qu’au vieillard des nations civilisées, qui, par les accoutumances morales et les relations de société, continue d’être utile, dans une certaine mesure, ou du moins peut s’imaginer qu’il l’est encore. « Manger le pain des autres », alors que l’on comprend si bien l’indispensable nécessité de l’aliment par excellence pour les collabora-

  1. Aïtoff, note manuscrite.
  2. Gill, dans Waitz et Gerland, Anthropologie, p. 641.