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argileuses qui dominent le fleuve Colorado, dans le Grand Ouest américain, des colonies d’hirondelles s’établissent tranquillement au-dessous d’une roche où perche le faucon. Certaines espèces n’ont pour ainsi dire d’autres ennemis que l’homme, et, dans les conditions ordinaires, vivent en paix avec tout l’univers, protégées par leur parfaite union ; tels sont les « républicains » du Cap, les perruches et perroquets des forêts américaines et naguère les nuées d’oiseaux de l’île Loysan à l’ouest de l’archipel havaïien.

Chez ces animaux, la solidarité va jusqu’à la bonté et au dévouement, tels que l’homme les conçoit et les pratique, rarement d’ailleurs. Ainsi quand un chasseur, tirant par désœuvrement sur un vol de grues, blesse un de ces animaux qui, ne volant plus que d’une aile, risque de tomber à pic, aussitôt la bande se reforme et deux compagnons, de droite et de gauche, soutiennent de leur vol le vol fatigué de l’ami. Même de petits oiseaux joignent les migrateurs pour les accompagner par-dessus la Méditerranée : on a vu des alouettes s’abattre ainsi du ciel avec des bandes de grues, après avoir traversé la mer[1] ; qu’elles aient été secourues directement ou non, il est certain qu’elles doivent avoir au moins été accueillies pour le grand voyage.

Combien donc contraire à toute vérité est l’assertion des pessimistes qui parlent du monde animal comme s’il consistait seulement en destructeurs se déchirant à coups de griffes et de serres et buvant le sang de leurs victimes[2] ! Quoi qu’on en dise, la lutte pour la vie n’est pas la loi par excellence et l’accord l’emporte de beaucoup dans l’histoire du développement des êtres. La meilleure preuve nous en est donnée par ce fait que les espèces les plus heureuses dans leur destinée ne sont pas les mieux outillées pour la rapine et le meurtre, mais au contraire celles qui, munies d’armes peu perfectionnées, s’entr’aident avec le plus d’empressement : ce sont non les plus féroces, mais les plus aimantes.

La tendance à l’entraide a pu n’être au début de la vie animale qu’une variation individuelle, mais quand ce penchant trouvait à s’exercer en réciprocité, il constituait un facteur favorable dans la lutte pour l’existence, et les êtres qui en étaient doués pouvaient, dans de meilleures conditions, le transmettre à une descendance. C’est ainsi que ce carac-

  1. L. Buxhaum, Der zoologische Garten, 1886, p. 133.
  2. P. Kropotkine, L’Entraide.