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l’homme et la terre. — progrès

nos qualités acquises ne sont pas de même ordre que les qualités anciennes ; la comparaison, par conséquent, ne peut se faire d’une manière équitable. Le bagage primitif s’est grandement accru. Du moins est-il fort agréable de reporter ses yeux sur quelques dizaines ou centaines d’individus qui s’étaient harmoniquement développés dans le cercle de leur étroit cosmos et qui avaient eu la chance de réaliser en petit ce que nous essayons maintenant d’accomplir dans l’ensemble de notre univers humain. En ces sociétés dont tous les membres se connaissaient comme faisant partie de la même famille, le but qu’il s’agissait d’atteindre était sous la main, pour ainsi dire. Il en est autrement pour notre société moderne : elle embrasse un monde, mais ne l’étreint pas encore.

En prenant l’humanité dans son ensemble, même en remontant jusqu’aux origines des êtres vivants, on peut envisager tous les groupements sociaux comme s’étant constitués normalement en petites colonies distinctes, depuis les salpes flottant en rubans sur la mer jusqu’aux essaims d’abeilles qui s’agglomèrent en une même ruche, et aux peuples qui cherchent à se délimiter avec précision dans un cercle de frontières. Les premières associations sont d’abord microcosmiques, puis elles se font de plus en plus étendues et leur complexité ne cesse de s’accroître avec le temps, en proportion de l’idéal qui s’élève et devient plus difficile à conquérir. Le propre de chacune de ces sociétés minuscules est de constituer un organisme indépendant se suffisant à lui-même ; cependant aucune n’est complètement fermée, à l’exception de celles qui sont cantonnées en des îles, des péninsules ou des cirques de montagne dont la route est perdue. Des rencontres, des relations directes et indirectes se produisent d’un groupe d’hommes à un autre, et c’est ainsi que, suivant les changements internes et les événements du dehors, chaque essaim a pu interrompre son évolution spéciale, individuelle, en s’associant de gré ou de force à un autre corps politique, puis en s’intégrant avec lui en une organisation supérieure ayant une nouvelle carrière de vie et de progrès à parcourir. C’est un avatar analogue à celui par lequel une graine se transforme en arbre, un œuf en animal : un état de structure homogène se modifie en un état de structure hétérogène[1]. Mais les destins sont divers. Parmi ces petites sociétés isolées, un grand nombre

  1. De Baer ; Herbert Spencer ; etc.