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l’homme et la terre. — la religion et la science

est presque toujours une carrière rétribuée, non une œuvre d’élan et de sacrifice. Quelques-uns des « messagers de la Bonne Nouvelle » ont la franchise d’avouer que leur propagande se rattache surtout aux intérêts du trafic. De même que certains conquérants firent briller aux yeux de leurs soldats le butin futur, de même tel grand voyageur a pu se tourner vers les missionnaires pour leur montrer les bénéfices que leur vaudra l’évangélisation des païens. Une des premières choses que fit Stanley à son retour du Congo (1884) fut de s’adresser aux Chambres de commerce de Manchester. Il fit remarquer aux marchands assemblés que, dans le bassin fluvial d’où il revenait, il y a des millions d’indigènes dont aucun ne porte ni chemise de jour, ni chemise de nuit. Tout ce que les gens de Manchester ont à faire est d’envoyer dans ces contrées de nombreux missionnaires qui enseigneront aux natifs à s’habiller décemment, et la conséquence certaine de cette nouvelle croisade sera un accroissement énorme de cotonnades importées de Manchester. « De même — s’adressant aux usiniers de Sheffield —, de même vous, gens de Sheffield, vous n’avez qu’à envoyer beaucoup d’évangélistes dans le bassin du Congo pour qu’ils abolissent la coutume dégoûtante de manger avec les doigts, et vous leur vendrez beaucoup de couteaux, de fourchettes et de cuillères ![1] »

Certes, il serait injuste de croire, malgré cet appel de lucre adressé aux missionnaires anglais, que d’autres mobiles plus élevés ne dirigent pas un grand nombre et, peut-être, la plupart de ceux qui vont prêcher leur foi chrétienne en pays lointains. Les Anglais surtout sont de grands propagandistes : dès qu’ils ont une conviction religieuse, sociale, économique ou autre, ils cherchent à la faire partager. C’est là un besoin qui appartient à la nature humaine, mais il semble qu’à cet égard ils témoignent d’un zèle plus âpre et d’une plus grande persévérance. Seraient-ils sollicités par le bonheur de s’unir moralement ou intellectuellement avec leur prochain ? Auraient-ils un élan d’altruisme plus impétueux que les autres hommes ? L’ensemble de leur caractère, tel qu’il nous apparaît dans l’histoire, ne justifierait guère cette hypothèse et, bien au contraire, l’Anglais offre très souvent, même envers ses propres compatriotes, quelque chose de raide, de fermé, d’ « insulaire », qui le fait ressembler en petit à son domaine géographique, isolé de

  1. Edward Carpenter. Human Review, oct. 1900.