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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

ne lui coûte rien[1] ; ils peuvent attendre… à moins que la grève ne se change en révolution.

C’est pour éviter cette dernière alternative — la plus naturelle, puisque les ouvriers ont le nombre pour eux et n’ont aucune raison de mépriser leur propre force, appelée violence quand elle n’est pas enrégimentée au service de l’Etat — que les capitalistes, propriétaires d’usines, se lient si étroitement avec les détenteurs du pouvoir, qui d’ailleurs appartiennent en grande majorité à la même classe, au même monde ; les riches et les puissants sont toujours apparentés et, dans toutes les hautes assemblées délibérantes, les détenteurs de la fortune publique siègent personnellement ou, plus souvent encore, font siéger leurs obligés, véritables domestiques chargés de transformer les volontés ou les caprices du maître en articles de loi. Comment ne s’évertuerait-on pas à prévenir les vœux des hommes qui, par l’argent, disposent de tous les avantages de l’existence, et peuvent les répartir à qui leur plaît ? Dans leurs conflits avec les ouvriers, les dispensateurs du travail ont donc l’armée à leur service. Dès qu’ils ont dressé leurs plans pour l’abaissement des salaires, l’accroissement du temps de labeur ou telle autre combinaison favorable à leurs intérêts, ils avertissent le gouvernement, « dont le premier devoir est de garantir l’ordre », et bataillons, escadrons, batteries viennent aussitôt les défendre contre toute attaque possible de leurs ouvriers irrités.

Sans armée permanente, sans milice bourgeoise, l’organisation actuelle de la grande industrie serait absolument impossible : les travailleurs deviendraient bientôt les maîtres de l’usine.

Si les grands industriels font ainsi monter la garde à l’armée devant leurs châteaux et leurs fabriques, ils tiennent également à disposer de l’arsenal des lois, interprétées à leur bénéfice. Bien que l’esclavage soit aboli officiellement, il ne leur déplairait point de le rétablir, ainsi que le montre clairement l’exemple de l’Amérique du Nord, où pourtant l’émancipation des noirs a été solennellement proclamée. Evidemment, les fils de planteurs, dominés par le préjugé héréditaire, lésinent sur les conditions de la liberté qu’ils ont été obligés de reconnaître, et cherchent de leur mieux à dresser leurs chiourmes actuelles sur le modèle du temps passé ; de même les directeurs des compagnies de

  1. Gizyski, Soziale Ethik.