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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

pendant une autre partie, il reste asservi aux travaux agricoles, « asservi », car, dans les deux cas, son salaire est resté misérable[1].

Depuis les travaux de Karl Marx, il paraît être admis universellement que l’industrie, comme les autres formes de la richesse, se concentre graduellement en un nombre de mains toujours plus petit, et que, automatiquement peut-on dire, les « instruments de travail », l’immense accumulation d’installations et d’outillage, tomberont, ainsi qu’un fruit trop mûr, en la possession de la classe ouvrière. De fait, un aspect de l’histoire contemporaine donne raison au théoricien du socialisme, mais d’autres évolutions, à peine sensibles à son époque, démentent partie de son argumentation. Même dans notre vieille Europe, il n’est aucun fait plus évident que l’énorme prépondérance prise dans la vie de chaque jour par le grand magasin, l’emporium des confections, des ameublements, des comestibles, qui chaque année font tache d’huile, remplissant des édifices plus vastes, asservissant des commis plus nombreux. Il n’est personne qui ignore que les grandes entreprises, mines, usines métallurgiques, chemins de fer, tramways et omnibus, constructions maritimes, compagnies du gaz, sociétés d’assurances, expéditions coloniales, etc., sont régies par un nombre assez restreint de financiers et d’industriels ; un régime d’ « ententes » entre grands producteurs fixe internationalement le prix des fontes, fers et aciers ; tels objets de première nécessité, surtout parmi les produits chimiques, sont pratiquement des monopoles. Mais c’est aux États-Unis que le phénomène s’est développé dans toute son ampleur : là, le syndicat, d’industrie est la règle : l’acier, le cuivre, les chemins de fer, le pétrole, etc., ont leur roi plus puissant que maint prince couronné. Un groupe de milliardaires contrôle la production, la distribution et, pardessus le marché, la politique, enfin ce qu’il y a de plus élevé dans l’humanité, la science et l’art. Tout un état-major de savants leur vendent formules, éloges et projets ; des artistes leur préparent des musées. Un tel individu, enrichi par l’exploitation effrénée des immigrants européens, met le comble à sa gloire en fondant des bibliothèques publiques et en offrant des orgues aux églises ; un autre grand homme fait oublier les milliers de cadavres que lui attribue l’opinion publique par l’achat d’un Raphaël qui servira d’enseigne à son antre.

  1. Paul Louis, Revue Blanche, 15 octobre 1899.