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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

l’empire possèdent ensemble plus de 4 600 000 hectares ; tout un sixième du grand-duché de Bade appartient à l’un d’entre eux. Mais ces personnages ne sont que d’humbles sires en comparaison du tsar de toutes les Russies, dont la propriété privée comprend 51 millions d’hectares, à peu de chose près la superficie de la France.

En certaines contrées, notamment en Andalousie, il n’est de propriétaires que les grands seigneurs : il n’existe pas de classe moyenne entre le millionnaire et le prolétaire dépendant absolument du maître pour le pécule de chaque jour, comme l’esclave antique, peut-être pis encore. Les possesseurs du sol se sont unis en un syndicat pour l’abaissement du salaire au prix de famine, même à 2 réaux ou 50 centimes par jour. Pourtant le duc d’Osuna, honteux de ses richesses si facilement acquises, eut vers 1880 l’idée de partager ses domaines entre les cultivateurs et de créer ainsi la petite propriété : ce fut un cri général contre lui ; on le traita de fou, de traître et, finalement, le syndicat des grands propriétaires fit intervenir le gouvernement pour réduire le prince philanthrope au maintien de son monopole[1].

De même, on a vu récemment dans le Nouveau Monde, et à un autre stade d’évolution de la propriété, l’opinion publique et le gouvernement susciter des difficultés au maintien de formes communautaires se trouvant en désaccord avec les pratiques courantes et les rubriques administratives. Il s’agit des Dukhobortzi ou « Lutteurs par l’esprit », auxquels leurs convictions religieuses interdisent de porter les armes et que le gouvernement russe avait mis en demeure de fournir quand même leurs jeunes hommes au service militaire. On sait que les Doukhobors avaient résisté avec une constance héroïque aux sommations, aux coups de fouet, à l’emprisonnement, à l’exil, même aux fusillades, et que le gouvernement avait dû céder à la fin, mais sans grandeur, en autorisant les sectaires à quitter le solde la Russie. Un premier convoi de 1 126 individus était parti pour l’île de Cypre, où des quakers anglais avaient préparé un asile, mais insuffisant et très insalubre. La mortalité fut grande, et la foule des émigrés, changeant de direction et fortement grossie en route, prit le chemin du Manitoba, où d’autres terres, favorablement situées, les attendaient. En 1900, sept mille Doukhobors se trouvaient installés dans le territoire nord-occidental de la Puissance canadienne, n’ayant

  1. Société Nouvelle, avril 1894, p. 568.