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évolution des forêts

champs, les ateliers et les usines, qu’ils sont menés et ramenés de travail en travail, comme le galet de grève en grève.

Le type essentiel du civilisé d’Europe, ou mieux de l’Américain du Nord, est de se dresser pour le gain, en vue de commander aux autres hommes par la toute-puissance de l’argent. Son pouvoir s’accroît en proportion exacte de son avoir. Telle est actuellement la loi universellement reconnue, non seulement dans les pays de culture européenne mais aussi dans les contrées d’Asie qui se sont développées vers le monde idéal économique, et dans toutes les autres parties du monde, entraînées par l’exemple de l’Europe et par sa toute-puissante volonté. Les anciennes formes de propriété, qui reconnaissaient à chaque habitant de la commune l’égalité des droits à la jouissance de la terre, de l’eau, de l’air et du feu, ne sont plus que d’antiques survivances en voie de disparition rapide.

Là où la tribu était peu nombreuse, tandis qu’en proportion le sol était illimité, pour ainsi dire, personne ne songeait à s’approprier un lot de terrain pour des cultures particulières. Il y avait surabondance de sol productif : le prenait qui voulait, de même que chacun respirait à son aise et se chauffait au soleil quand il avait froid. Encore au douzième siècle, alors que les habitants du Jura étaient fort clairsemés il était de droit public qu’un individu défrichant un terrain en devenait propriétaire[1]. Le principe est universellement reconnu dans l’Inde et dans tout l’Orient que l’on acquiert l’usage légitime de la terre en la vivifiant, c’est-à-dire en la cultivant de ses bras. Mais la culture une fois interrompue et la terre étant retombée en friche, tout nouvel arrivant peut se permettre, après un laps de trois ou de cinq années, de procéder à une nouvelle appropriation du sol par son travail[2].

En certaines parties de la Chine, au Setchuen, par exemple, les paysans sont aux aguets sur les bords du Yangtse-Kiang ; dès que les eaux du fleuve ont baissé, révélant des îles et des battures, des champs naissent comme par enchantement et des cases de bambou apparaissent sur le sol à peine égoutté. L’opinion publique et, par une conséquence naturelle, la loi surveillant jalousement l’agriculteur qui n’apprécie pas avec assez de sollicitude la terre qu’il a la chance de posséder, l’abandon des champs est puni de la confiscation ; la mauvaise culture se paie

  1. Ed. Girod, Ville de Pontarlier, p. 189.
  2. Maxime Kovalevsky, Le passage historique de la propriété collective à la propriété individuelle.