Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
188
l’homme et la terre. — l’état moderne

Quand elle surabonde, la vie devient irrépressible : il en est comme de l’eau courante, que l’on peut endiguer, mais qui doit trouver une issue, soit par-dessus le barrage, en plongeant dans le lit accoutumé, soit, par une dépression latérale, dans une coulière nouvelle. Ainsi s’expliquent les effets imprévus des révolutions et des contre-révolutions violentes. Après de brusques changements obtenus par la force, la vie ne se manifeste plus par les mêmes actes, elle alimente des énergies dormantes jusqu’alors, pénètre en de nouveaux canaux comme l’eau comprimée par un piston ; mais, quelles que soient les transformations, la persistance de la force ne peut manquer de prévaloir. Le travail s’accomplit d’une autre façon, mais il s’accomplit, amenant toute une succession d’événements inattendus, que les faibles hommes soumis à leurs effets disent, suivant les circonstances, funestes ou favorables, en jugeant d’ordinaire d’après leur égoïsme étroit et leur vue du moment. C’est ainsi que le mouvement se transforme en chaleur et la chaleur en électricité. Voyant la machine s’arrêter, on se laisse aller facilement à croire que la force elle-même se disperse, mais voici qu’elle éclate soudain, transfigurée. C’est le dieu qui s’évanouit et se retrouve en de continuels avatars. Protée, toujours changeant, a pris la forme d’un être nouveau.

Dans l’illusion enfantine et barbare de pouvoir arrêter la vie débordante de la foule, d’immobiliser la Société à leur profit personnel, des individus et des classes disposant du pouvoir, chefs d’Etats et maîtres aristocratiques, religieux ou bourgeois, interviennent volontiers par la force brutale pour supprimer toute initiative populaire ; mais ils ne le font plus que d’une main hésitante. Les lois immuables de l’histoire commencent à être assez connues pour que les plus audacieux parmi les exploiteurs de la Société n’osent pas la heurter du front dans son mouvement ; il leur faut procéder avec science et adresse afin de la détourner en des voies latérales, comme un train que l’on aiguille en dehors de la grande ligne. Jusqu’à présent le moyen le plus fréquemment employé, et l’un de ceux qui, malheureusement, réussissent encore le mieux aux maîtres des peuples, consiste à changer toutes les énergies nationales en fureur contre l’étranger. Les prétextes sont faciles à trouver puisque les intérêts des États restent différents et contradictoires par le fait même de la séparation en organismes artificiels distincts. Il existe aussi plus que des prétextes, il y a des souvenirs de torts, de massacres,