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conseil des états

s’efforcent de parer au changement d’équilibre. Toutefois il importe bien de signaler le contraste qui se produit dans la solidarité des États conservateurs, comparée à celle des peuples en période de révolution. La poussée s’accomplit, mais en sens inverse. Tandis que l’année 1848 avait secoué le monde en une vibration de liberté, on voit, cinquante ans après, l’Angleterre se livrer aux représentants de l’aristocratie et se lancer dans une longue guerre derrière une bande de flibustiers, la France aux prises avec une recrudescence d’esprit clérical et militaire, l’Espagne rétablir les mœurs de l’Inquisition, l’Amérique, peuplée d’immigrants, essayer de fermer ses portes à l’étranger, et jusqu’à la Turquie prendre sa revanche sur la Grèce.

Puisque le mouvement de convergence vers la compréhension commune des choses se produit dans le monde entier, il est donc permis de prendre l’état d’esprit et la pratique des civilisés d’Europe dans la gestion de leurs sociétés et la réalisation de leur idéal, comme le point de départ des transformations qui s’opéreront dans l’avenir. Evidemment, chaque groupe d’hommes acheminés vers le même but ne suivra pas servilement la même grand’route, il prendra, selon le point qu’il occupe actuellement, le sentier de traverse déterminé par la résultante de toutes les volontés individuelles qui le constituent. C’est donc une sorte de moyenne qu’il convient d’établir, moyenne à laquelle se rattache, suivant le milieu dans le temps et dans l’espace, la situation particulière de chaque nation et de chaque élément social. Mais, en pareille étude, il faut que l’investigateur s’éloigne avec soin de toute tendance au patriotisme, reste de l’antique illusion d’après laquelle la nation à laquelle on appartenait se trouvait spécialement désignée par une Providence céleste à l’acquisition des richesses et à l’accomplissement de grandes choses. À cette illusion, naturelle chez tous les peuples, qu’ils sont les premiers de tous en mérite et en génie, correspond une autre illusion, que Louis Gumplowitz désigne par le terme d’ « acrochronisme » et par l’effet de laquelle on s’imagine volontiers que la civilisation contemporaine, si imparfaite qu’elle soit, n’en est pas moins l’état culminant de l’humanité, et que tous les âges antérieurs appartiennent en comparaison aux âges de barbarie. C’est là un égoïsme « chronocentrique » analogue à l’égoïsme « ethnocentrique » du patriotisme.

Dans la société actuelle, le « droit de l’homme », proclamé par des individus isolés depuis des milliers d’années et depuis plus d’un siècle