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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

archipels — sans y ajouter les eaux océaniques pullulantes de vie — pourrait nourrir à l’aise une population décuple et centuple de celle qui l’habite aujourd’hui ; à l’est des grandes îles mélanésiennes, l’Océanie proprement dite n’a pas même un million de résidants indigènes, blancs ou métis, 900 000 peut-être. C’est à 8 ou 10 individus seulement que l’on peut évaluer par approximation la densité kilométrique des insulaires océaniens. Seuls, les archipels Ellice et Gilbert arriveraient à une population spécifique comparable à celle de la France.

Les naturels des îles de la Société vénèrent entre toutes cette haute terre de Raïateia et continuent de l’appeler « Sainte », bien qu’ils aient abandonné le culte des anciens dieux. C’est là qu’abordèrent, il y a de nombreuses générations, les familles qui ont peuplé l’archipel : l’île en a gardé le nom d’Havaï-i, qui rappelle la patrie traditionnelle. Il est des lieux tellement sacrés dans l’île que nul indigène n’oserait y séjourner la nuit, même y pénétrer le jour, car si ces gorges sauvages, ces cratères aux roches brûlées étaient jadis fort redoutables à cause des puissantes divinités qui s’y étaient assemblées, combien plus doivent-ils être dangereux depuis que le Dieu des missionnaires est apparu, chassant devant lui les dieux nationaux et les transformant en diables, en ennemis du peuple auquel ils appartenaient autrefois ! Les vagues, soulevées récemment (1903) par une tempête tournante, ont dévasté la plus grande partie du littoral, rasé des habitations, noyé les pêcheurs ; le désert s’est fait sur de longues plages fertiles comme il existait déjà dans les vallées de l’intérieur.

Ainsi les demeures les plus désirables que possède l’humanité sont précisément parmi les moins habitées. Même on a pu se demander si elles ne seraient pas un jour toutes changées en solitudes, tant la dépopulation a fait de vides depuis la première apparition des Européens dans les îles : de même que pour les Peaux-Rouges de l’Amérique, on en était arrivé à croire en toute naïveté que, par le fait d’une loi inéluctable, les indigènes polynésiens étaient voués à la mort ; la seule présence de l’être supérieur, c’est-à-dire du blanc, matelot, prêtre ou traitant, aurait suffi pour foudroyer de loin l’être inférieur. C’était là une opinion fort commode pour ceux qui pouvaient avoir une responsabilité quelconque dans la mortalité des insulaires canaques ou maori. Tout au plus faudrait-il voir en eux les agents aveugles de la destinée !