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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

traversé les mers. Elles ne subsistèrent guère jusqu’au dix-neuvième siècle qu’aux Fidji, aux Marquises, en Mélanésie et en Nouvelle-Zélande. A Taïti, à Samoa, aux îles Gilbert, aux îles Marschall, certaines traditions, certaines cérémonies, incomprises aujourd’hui, permettent seules de dire que le cannibalisme y fut pratiqué il y a quelques siècles, mais on ne peut affirmer que Havaïi l’ait jamais connu. D’autre part, ces pratiques sanguinaires s’allient très bien en Océanie avec une grande bienveillance réciproque, de même que l’infanticide y marche de pair avec un respect de l’enfant tel qu’on ne le rencontre qu’exceptionnellement en Europe. De fait, le Marquisien ne mettait pas plus de méchanceté à sacrifier son camarade désigné par les prêtres que le paysan français à tuer son cochon. Dans les deux cas, on verse le sang parce qu’on n’imagine pas qu’on puisse agir autrement. D’ailleurs, les morts se vengent et la crainte des esprits qui s’attaquent aux vivants constitue le fonds et le tréfonds de la religion polynésienne[1].

L’île merveilleuse de Taïti, dans laquelle Bougainville et ses compagnons virent une « nouvelle Cythère » et que, depuis ce navigateur, tant de peintres ont décrite, tant de poètes ont chantée, n’était pas seulement l’île de l’amour, c’était aussi un lieu de pratiques horribles, introduites par la caste aristocratique des Oro, tous gens de loisir, qui tenaient à honneur de ne rien faire de leurs doigts et s’engraissaient consciencieusement pour se donner un aspect imposant. Maintenant encore, les nobles cherchent à se distinguer par une majestueuse obésité, que les anthropologistes ont voulu considérer comme un caractère de race. Les Oro formaient une société secrète dont tous les membres s’engageaient à célébrer des sacrifices sanglants et à supprimer religieusement leur descendance.

On a voulu expliquer cette coutume affreuse de l’infanticide par le manque de ressources alimentaires. Les parents, la mère elle-même auraient compris que les vivres ne s’accroissaient pas dans une proportion égale à celle des familles et, d’avance, ils se seraient conformés à la « loi de Malthus » dans toute son effroyable rigueur[2]. Il est possible qu’en certaines îles où prévalurent des circonstances exceptionnelles, des guerres d’extermination, des tempêtes destructives ou autres désastres imprévus, la famine ait déterminé des parents à se débar-

  1. R. L. Stevenson, In the South Seas, p. 144 et suiv.
  2. Th. Waitz et G. Gerland, Anthropologie der Naturvœlker.