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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

de la société locale s’en trouva brusquement changé. C’est en conséquence de cette succession d’apports humains que se constituèrent les castes, les derniers et plus forts envahisseurs devenant des rois (Arioï) et des chefs (Raatira), tandis que les asservis de la plèbe se disant autochtone formaient la multitude des Manahuna. Cette hiérarchie des castes, telle qu’elle existe dans les îles « sous le vent », se reproduit en nombre d’autres terres avec des dénominations différentes. D’ailleurs, chaque groupement local emploie de nombreux synonymes provenant de » couches successives de populations immigrantes[1].

Le dernier flot d’immigration conquérante est récent. Il se dirigea de l’Indonésie vers les Fidji en évitant les terres habitées par les populations à peau noire, puis il envahit les Samoa et les Tonga après le dixième siècle ; deux cents ans plus tard, il occupait déjà les îles Havaïi, et vers 1350, des flottes d’invasion arrivaient dans la Nouvelle-Zélande. De là l’émigration des Polynésiens poussa même jusqu’à Rapanui, ou île de Pâques, la terre la plus avancée dans la direction de la côte américaine : la similitude des dialectes rend incontestable la communauté d’origine. Si les indigènes de Rapanui ont sculpté en pierre les colossales idoles que l’on trouve dans l’île, la cause en est au manque d’arbres : le style de ces monuments est bien le même que celui des statues de bois érigées dans les îles boisées du reste de l’Océanie. Ainsi les insulaires ont dû parcourir d’étape en étape l’immense étendue des mers qui sépare l’Asie des parages américains, Quant aux voyages de quelques centaines ou milliers de kilomètres, ils nous sont attestés par les légendes, par les croisements de races et de langues, même par l’histoire directe. Pendant la période moderne, on a vu les Chamorros des Mariannes s’établir dans la partie centrale de l’archipel des Carolines, après avoir fait escale aux îles d’Uluthi, d’Uleaï et de Lamotrek : Christian a reconnu des traces très distinctes du langage des Mariannais dans le groupe carolin des îles Mortlock.

La beauté de la résidence prédispose naturellement le voyageur à s’imaginer une sorte d’harmonie préétablie entre les insulaires et les terres charmantes qu’ils habitent. On voudrait que ces indigènes eussent toujours répondu par le caractère et les coutumes à l’admirable nature dans laquelle ils vivaient : ils auraient dû être uniformément beaux et

  1. Paul Huguenin, Raïateia la Sacrée.