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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

communes. De là cette prodigieuse force de résistance que la civilisation orientale dans son ensemble présente aux attaques des novateurs, à la poussée des millionnaires, des marchands et des conquérants venus des contrées occidentales. Et cependant elle cédera, puisqu’elle n’est pas d’accord avec les conditions nouvelles qui lui sont faites par le milieu.

Il est certain que la civilisation chinoise s’est partiellement survécue et que le peuple se trouve, par conséquent, en état de régression, état constaté par le prodigieux réseau de superstitions dont les « Enfants de Han » se sont laissé enserrer et qui n’a cessé de s’accroître avec la succession des âges. Le Chinois n’a pas la liberté d’esprit de l’homme qui est plein de confiance en soi-même et qui éprouve la joie de l’action. Il s’est emprisonné dans ses pratiques « comme la chrysalide dans le cocon ». Il n’ose plus agir : chacun de ses actes doit être réglé par un jeteur de sorts ou un diseur de bonne aventure ; il se fait diriger par la géomancie, la nécromancie, les mille figures fugitives de l’air et des eaux ; les esprits forts ne le sont qu’en apparence, mais, tout en se donnant un air dégagé, ils se gardent bien de risquer une action en un lieu, un temps ou une compagnie défendus par les présages. Telle est la raison pour laquelle les Chinois manquent fréquemment à des rendez-vous donnés ; ils en sont fort chagrins et s’en accusent les premiers, mais la destinée même leur défendait de tenir leur parole : ils ne pouvaient courir au-devant d’un malheur qui pour eux était certain[1].

Les voyageurs qui ont étudié les mœurs chinoises parlent pour la plupart avec étonnement de la superstition des indigènes, comme si la grande moyenne des Européens n’en est pas au même point, ou du moins n’est que très partiellement dégagée des mêmes hallucinations et des mêmes pratiques. La principale différence dans les superstitions de l’Orient, et de l’Occident c’est que les premières sont « nues » peut-on dire. Les Chinois ne les entourent pas de tout un réseau de cérémonies religieuses réglées par un clergé officiel ; mais, que l’on reçoive ses amulettes d’un prêtre établi ou de quelque nécromancien blotti dans une caverne, le résultat est bien le même : de part et d’autre, c’est de la pièce d’étoffe ou de la médaille, du fragment de jade ou d’une coquille d’os que l’on attend le salut. L’estampille est distincte, mais l’Européen comme le Chinois se laisse aller volontiers à la peur, et, cessant alors de

  1. Marc Monnier, Le Tour d’Asie, L’Empire du Milieu, pp. 360, 361.