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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

que suivant certaines règles et en des régions désignées, même elle ne se produisit guère que grâce à des bandes de fugitifs échappés à la servitude. Les vallées de l’Altaï sans exception restaient interdites, même aux colons libres. La contrée était tout entière domaine impérial réservé aux serfs qu’on y envoyait pour l’exploitation directe des mines. Le reste du pays était surtout considéré comme une grande prison où, suivant la gravité des délits et des crimes, le pouvoir distribuait les punitions, condamnant les uns à une résidence fixe, les autres au séjour dans une forteresse, d’autres encore au dur travail des mines ou à la captivité du bagne. C’est par dizaines de milliers que les malheureux criminels civils, vagabonds ou condamnés politiques, les meilleurs hommes, l’élite de la Russie, étaient menés d’étape en étape par-dessus la frontière de l’Oural et se répartissaient diversement dans l’immense étendue sibérienne, jusque dans les toundra glacées du littoral polaire. Mais en peuplant la Sibérie de ses adversaires politiques, le gouvernement russe s’exposait à développer les tendances séparatistes des Sibériens, et peut-être que ceux-ci eussent tenté de se rendre indépendants, si les populations indigènes, d’origine mongole, turque, mandchoue, n’avaient eu le temps de se mêler intimement à la partie indifférente de la population russe et à former avec elle une masse veule, assouplie à toutes les servitudes.

D’ailleurs, la Sibérie tenait à la Russie d’Europe par un véritable fil, lien matériel qu’il eût été difficile de rompre parce que tous avaient intérêt à le garder. Ce lien qui maintient l’union politique des deux contrées d’Europe et d’Asie, c’était la grande route, le trakt, qui réunissait le seuil de l’Oural, entre Perm et Yekaterinbourg, au lac Raïkal et au fleuve Amur. Des avenues ouvertes à la hache dans l’immense taïga ou forêt « noire », des ponts sur les ruisseaux, des bacs sur les grands fleuves rattachaient, en une ligne continue de plusieurs milliers de kilomètres, les diverses pistes frayées à travers sables, boues ou rochers. Le convoi de charrettes, ou de traîneaux suivant la saison, se mouvait lentement en longues files sur l’interminable route ; cependant, après des semaines ou des mois, voyageurs et marchandises finissaient par arriver au lieu de destination. Des lieux d’étape, qui étaient en même temps des marchés, des rendez-vous de population, se succédaient de distance en distance et, dans les endroits les plus favorablement situés, des rangées de maisons bordaient le trakt sur plusieurs lieues de longueur. C’est aussi le long du trakt que naquirent toutes les villes de la Sibérie méridionale, là où des