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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

d’extorsion, même les assassinats en masse : les massacres commencèrent, puis, l’habitude une fois prise, la tuerie se fit avec méthode.

Quel est le nombre de ceux qu’on égorgea ? nous sommes-nous déjà demandé. D’après les missionnaires, les consuls et les négociants européens, le chiffre des victimes est de trois cent mille au moins ; on connaît les communautés qui ont été méthodiquement visitées par les bourreaux, c’est-à-dire par les soldats du corps privilégié que l’on désigne du nom de hamidié, d’après le sultan lui même, Abdul-Hamid, et des rapports circonstanciés permettent d’évaluer une moyenne approximative par centre de massacre[1].

Mais cette tuerie est loin de représenter toutes les pertes faites par l’Asie Mineure orientale en population, en civilisation et en ressources de toute espèce. D’abord, tous les Arméniens qui ont pu s’enfuir, soit en bandes, soit isolément, les uns par la frontière persane, les autres vers la Russie, d’autres encore dans la Bulgarie, l’Archipel, l’île de Cypre, dans les ambassades et les églises des missions, atteignent peut-être un nombre d’individus aussi considérable que celui des massacrés. Ces morts, cet exode ont pour conséquence fatale de laisser la barbarie reprendre le dessus. En maints districts, celui de Van par exemple, les Arméniens seuls bâtissaient les maisons, cultivaient les jardins, tissaient les étoffes et fabriquaient les meubles. Il est très vrai que, dans les villages du Sassoun, les massacreurs, sur la demande des montagnards kurdes, épargnèrent un artisan pour chaque corps de métier, jardinier, maçon, forgeron, charpentier ; mais ces gens, n’ayant plus la joie du travail, laissèrent bientôt périr leur industrie. Et, si la civilisation matérielle subit un terrible mouvement de recul, que dire du moral de peuples qui se sont habitués à la vue du sang humain, qui se sont plu au pillage et aux tueries, et parmi lesquels restent surtout les lâches qui se font petits, humbles pour acheter une vie trop chère à conserver au prix de tant d’humiliations !

Le patriotisme russe, tel qu’il est compris par le gouvernement, l’oblige à sévir non seulement contre des allophyles, tels que les Kartvel et les Haïkanes, mais aussi contre ceux des Russes d’origine pure dont les pratiques religieuses ne sont pas modelées sur le type orthodoxe. Déjà, dans la Russie proprement dite, nombre de sectes, les unes com-

  1. Victor Bérard, La Politique du Sultan ; — Lepsius, L’Arménie et l’Europe.