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l’homme et la terre. — latins et germains

l’on entendait les plus beaux discours. Les désastres se succédèrent coup sur coup, mais que de fortes paroles avaient été prononcées pour dramatiser ces malheurs ou pour les transformer en autant de triomphes ! On pouvait en écrire toute une anthologie, comparable aux plus beaux modèles de l’antiquité classique.

Si l’Espagne a payé ainsi les frais de sa défaite par d’admirables prosopopées, elle n’en est pas moins obligée, comme les autres peuples, de s’accommoder à la vie contemporaine. A mesure que les questions nationales cessent d’être exotiques, extérieures, pour toucher aux intérêts de province ou de classe, l’art de dire avec sonorité diminue d’importance : on est forcé désormais de s’occuper de faits, de chiffres, d’éléments précis. Une évolution analogue à celle qui s’accomplit dans tous les autres pays se produit dans la Péninsule. Quoique le socialisme n’ait point encore aboli les voltiges de la phrase — loin de là —, cependant il a déjà quelque peu simplifié le langage de la tribune, et les artistes en belles paroles sont obligés de mettre une sourdine à leur voix pour ne pas déplaire à leur public de travailleurs. La vie nationale devient plus sérieuse et le langage doit se conformer par une sobriété plus grande à cette participation de plus en plus intense à l’étude des problèmes contemporains. Ainsi que le dit très justement un écrivain moderne : « C’est bien à tort que l’on accuse le peuple espagnol d’être un peuple dégénéré ; il n’est pas encore constitué, on peut dire qu’il n’existe pas »[1]. La formation normale en avait été étouffée dans l’œuf par les Ferdinand d’Aragon, les Charles-Quint, les Philippe II… Mais l’Espagne, le Portugal naissent à la vie : les maîtres sont tenus, bien malgré eux, de compter avec une opinion publique.

La France, comme l’Espagne, a été très fortement atteinte et diminuée politiquement : il lui est désormais interdit de rêver, comme elle le fît plusieurs fois dans son histoire, de garder ou de reprendre le premier rang parmi les nations. Il lui faut se contenter de n’être qu’une unité dans le « concert » des huit « grandes puissances », de ne pouvoir classer son armée qu’au 3e rang et sa flotte de guerre au 3e ou 4e, tandis que par sa population, son commerce et son industrie, elle vient bien plus en arrière dans la liste de prééminence. Impuissante à faire prévaloir sa

  1. R. Mella. Crise d’une nationalité, Humanité nouvelle, juillet 1900, p. 97.