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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

Grande Bretagne, devenant la tête de pont de tout l’Ancien Monde vers l’Amérique, serait par cela même l’entrepôt presque exclusif du commerce continental, au détriment du Havre, de Dunkerque, d’Anvers, de Rotterdam, de Brème, de Hambourg. On peut juger de la perte qu’a faite l’Angleterre à ce point de vue en comparant le nombre de voyageurs qui traversent annuellement la frontière franco-belge à ceux qui franchissent le détroit : il est cinq fois plus considérable pour le premier ensemble de voies et, cependant, le groupe Amsterdam-Bruxelles est loin d’exercer une force d’attraction comparable à celle de Londres.

Non content des obstacles que la nature a mis à l’entrée dans le Royaume-Uni, cet État a pris récemment, à l’instar des États-Unis et sous la même influence régressive qui détermina la guerre du Transvaal, une décision à la fois inutile et vexatoire : la visite sanitaire des voyageurs de 3e classe, qui, en outre, doivent justifier de la possession de 125 francs. En fait, on refuse l’admission à quelques douzaines de personnes par an, mais on en tracasse et humilie des milliers.

Pour justifier l’existence des frontières, dont l’absurdité saute quand même aux yeux, on tire argument des nationalités, comme si les groupements politiques avaient tous une constitution normale et qu’il y eût superposition réelle entre le territoire délimité et l’ensemble de la population consciente de sa vie collective. Sans doute, chaque individu a le droit de se grouper, de s’associer avec d’autres suivant ses affinités, parmi lesquelles la communauté de mœurs, de langage, d’histoire est la première de toutes en importance, mais cette liberté même du groupement individuel implique la mobilité de la frontière ; combien peu en réalité le franc vouloir des habitants est-il franchement d’accord avec les conventions officielles !

La révolte de la Grèce, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, fut l’événement qui donna le plus de corps à ce principe illusoire des nationalités, auquel on a voulu donner une vertu spéciale, comme s’il y avait au droit d’insurrection d’autre origine essentielle que la volonté de l’individu s’unissant à d’autres volontés. Les prodigieux événements que se rappelaient les classiques et les romantiques de la bourgeoisie instruite, les noms d’Athènes, de Marathon, de Platées, de Salamine agissaient sur les esprits comme un exorcisme : tandis que les révoltés de la Morée et des îles s’insurgeaient simplement pour se débarrasser