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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

vanité égale en ridicule celle qu’on aurait à se targuer de la science « bourguignonne », « vaudoise » ou du Salzkammergut.

Quel contraste avec le langage de nos ancêtres de 1789 ! Ecoutez Condorcet parlant de l’établissement du système métrique : « L’Académie a cherché à exclure toute condition arbitraire, tout ce qui pouvait faire soupçonner l’influence d’un intérêt particulier à la France ou d’une prétention nationale ; elle a voulu en un mot que, si les principes et les détails de cette opération pouvaient passer seuls à la postérité, il fût impossible de deviner par quelle nation elle a été ordonnée et exécutée ». Et le décret de la Constituante en 1792 reproduisait l’idée dans des termes semblables. A la même époque l’étendard du comte de Warwick, pris pendant la guerre de Cent ans, en 1427, fut brûlé par la garde nationale de Montargis en respect de la fraternité des peuples.

Le fond du débat sur l’idée de patrie et sur les problèmes politiques en général est de savoir s’il existe une morale collective différente de la morale individuelle ; si la grossièreté refusée à l’homme isolé est bienséante dans les groupes policés. La psychologie des foules est sans doute une science nouvelle, mais elle n’a jamais tenté de présenter comme louable ce que chaque jour on condamne dans l’individu. A défaut de quoi, rien qu’à vouloir se conformer à la « morale chrétienne », on est bien forcé d’admettre la vérité de la remarque de Tolstoï :« S’il est honteux pour un jeune homme de manifester grossièrement son égoïsme, soit en ne laissant rien à manger aux autres, soit en bousculant les faibles qui lui barrent le chemin, soit en se servant de sa force pour les priver du nécessaire, il est tout aussi honteux de désirer ce qu’on appelle l’agrandissement de sa patrie, et, puisqu’on trouve sot et ridicule de faire son propre éloge, on devrait juger aussi sot de faire l’éloge de son pays… »[1]. L’égoïsme collectif est plus funeste encore que l’égoïsme individuel, parce qu’il se multiplie à l’infini ; si chaque personne humaine a droit à notre sympathie et à notre dévouement, à plus forte raison chaque groupe d’hommes, chaque peuplade, chaque nation. A s’en tenir simplement à la morale telle qu’elle se pratique actuellement entre gens qui se respectent, les haines patriotiques n’ont plus aucun sens.

Les patries, telles que chaque homme d’Etat a pour « devoir » de les

  1. La Revue Blanche, 1er mai 1896, traduction Alf. Athys.