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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

l’on connaît le mieux. Rien de plus conforme à l’évolution humaine. La communion d’amour créée par le travail fait chérir le sillon d’où l’on a tiré sa nourriture, où l’on a peiné, où l’on a souffert, où l’on a aussi trouvé, après les fatigues et les ennuis, la consolation et le repos. Cette terre, qui vous a donné naissance et vous a nourri, est également celle où se sont formées toutes les associations de la vie, où, après avoir sucé le lait de sa mère, on vit et on connut tous ses semblables, où l’on aima et où se fonda la famille, où, tous les instants, on savoura la caresse du langage que l’on comprend et du chant qui vous a fait rire ou pleurer. Voilà de pures et nobles sources dérivant uniquement des conditions normales de la vie. D’ailleurs on ne saurait s’étonner que chaque groupe humain, se croyant, sinon seul au monde du moins seul intéressant, seul à mériter le bonheur, donne une valeur exceptionnelle au coin de terre habité par lui, les autres régions lui semblant inférieures parce qu’elles ne lui appartiennent pas. En outre les contrées les plus populeuses, les « patries » les plus « illustres » se distinguant parmi toutes les autres par des avantages matériels évidents, leurs habitants sont naturellement portés à s’en faire un mérite collectif, comme si le sol du domaine national, plus noble que celui des autres pays, était une récompense spéciale due à ses résidants par le Destin.

Cette illusion de propriétaire explique dans une certaine mesure la prétention qu’a le patriote d’aimer son pays d’un amour excessif, mais à cette cause il s’en joint aussi d’exécrables. Si l’on rencontre dans chaque nation des individus qui travaillent à se débarrasser de tout préjugé, de toute impulsion irraisonnée, de toute idée purement traditionnelle, la nation elle-même en est encore dans son ensemble à la morale primitive de la force. Elle se plait à ravir, à tuer, à chanter victoire sur les cadavres étendus. Elle se glorifie de tout le mal que ses ancêtres ont fait à d’autres peuples ; elle s’enthousiasme, s’affole à célébrer en vers, en prose, en représentations triomphales toutes les abominations que les siens ont commises en pays étranger : elle invite même solennellement son Dieu à prendre part à l’ivresse populaire. Elle ne se borne point à vanter les anciennes tueries, elle se plaît à en préparer de nouvelles, non seulement contre les pays voisins mais, chose plus incompréhensible encore, contre des terres éloignées dont les habitants n’ont pas même entendu parler de leurs envahisseurs. A l’amour du sol et du parler natal que l’on vante toujours benoî-