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émigration rationnelle

hôtels, ses appontements, ses commencements de routes ; il aura peut-être un jour ses Babylone et ses Alexandrie.

La terre étant désormais ouverte à tous — du moins en principe, car l’homme ne s’appartient pas encore —, il est loisible à chaque individu, à chaque groupe d’amis, de se laisser aller spontanément à la force d’appel que telle ou telle partie de la terre exerce sur eux. Rien ne serait plus facile, semble-t-il, que de réaliser le vœu formulé par Richard Wagner d’organiser une « émigration rationnelle » du genre humain vers les pays du Midi ; mais il n’est pas dit que de la mobilité acquise maintenant par l’homme résulte le mouvement dont parle l’artiste. Les individus en bonne santé se font un idéal conforme au climat qui les a moulés ; combien de fois a-t-on pu voir un Écossais suffoquer de chaleur à côté d’un méridional à peine dégelé ! Tout ce qu’on peut prévoir, c’est qu’un avenir prochain saura utiliser les climats divers du globe pour parer aux défectuosités de l’organisme de chacun : l’enfant pourra être élevé à l’air vivifiant du Nord, le rhumatisant saura trouver un climat sec, le nerveux aura toute facilité pour atteindre les altitudes élevées, le vieillard se réchauffera aux pays du soleil.

Quoi qu’il en soit du désir de chaque homme isolé ou de tout groupement humain de changer d’habitat, le peuplement de la terre est retenu dans son évolution par une série de phénomènes que la routine et la force d’antiques survivances influencent largement. La planète est découpée politiquement par un lacis de frontières qui divisent les diverses parties de la terre, déclarées propriété impériale, royale ou nationale. C’est toute une révolution de la pensée qu’il est nécessaire d’accomplir pour modifier à cet égard les conventions traditionnelles. D’ailleurs il est d’autant plus facile de déraisonner, de se tromper et de tromper les autres en pareille matière que l’on imagine sous un même mot des choses très différentes et que, même, on les emploie dans la conversation courante en des sens très opposés, d’amour et de haine, de tendresse et de férocité. Tel est le mot de « patrie » qui signifie le lieu où l’on s’éveilla d’abord à la vie dans les bras de son père, et que l’on comprend aussi comme le territoire fermé autour duquel il n’existe d’autres hommes que des ennemis.

Il est certain que, prise dans sa première acception, l’amour de la « patrie » est légitime et normal. On aime naturellement le plus ce que