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l’homme et la terre. — internationales

fort à propos arrondir l’Empire austro-hongrois en modifiant la forme bizarre que lui donnait le long glaive du littoral de la Dalmatie. Il n’y eut pas jusqu’à la Perse à laquelle on n’accordât son lopin de terre. Enfin, la Grande Bretagne, qui avait été pour ainsi dire vaincue en même temps que la Turquie, qu’elle n’avait pu secourir efficacement qu’au dernier moment, dut au talent de son plénipotentiaire, lord Beaconsfield, de se faire céder l’île de Cypre, moyennant pension, ainsi qu’une sorte de protectorat sur l’Asie Mineure. Toutefois, cette dernière clause, qui eût exigé un grand déploiement de forces, ainsi que d’amples débours, est restée à peu près lettre morte, quoique la nation anglaise eût pu profiter de cette situation pour se faire la protectrice efficace des Arméniens et s’assurer ainsi une très puissante clientèle en ce peuple intelligent. D’autres stipulations du traité de Berlin furent également de vains écrits, entr’autres celle par laquelle la Porte s’engageait à départir également la justice à tous ses sujets, sans acception de race ni de culte, et notamment à protéger les agriculteurs arméniens contre les pillards kurdes : jamais promesse ne fut plus atrocement violée.

Quoique les délibérations solennelles du grand conseil de l’Europe ne pussent avoir de valeur réelle que ratifiées par la volonté des peuples eux-mêmes, elles tiraient du moins une certaine importance de ce fait qu’elles étaient issues d’une assemblée représentant l’Europe entière. Le monde officiel s’était donc singulièrement élargi depuis le traité de Westphalie, même depuis le congrès de Vienne ! En outre le langage des diplomates avait changé. Ils ne parlaient plus seulement au nom de leurs souverains respectifs, ils s’exprimaient fort courtoisement à l’égard d’une autre puissance, l’ensemble des nations civilisées. Evidemment, on avait conscience d’un nouvel état de choses, d’une certaine unité morale provenant de l’existence d’une opinion publique européenne. Non seulement les puissances avaient une frayeur mutuelle de s’attaquer, elles comprenaient aussi qu’une nouvelle grande guerre d’Europe eût déplu, même à ceux qui auraient eu la victoire en perspective. Mais d’autre part, elles savaient que des conquêtes faites en pays lointain sur des peuples réputés barbares ou sauvages leur seraient plus que par-données, attribuées même à mérite et à gloire. C’est donc avec l’encouragement tacite de leurs peuples que les gouvernants d’Europe se mirent à dépecer Afrique, Asie, Océanie, pour s’en distribuer les morceaux et en constituer leur empire colonial.