Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome V, Librairie universelle, 1905.djvu/264

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
259
guerre russo-turque

statisticiens dressent, régulièrement les tableaux ; mais à un autre point de vue, l’Europe et les nations européanisées s’aventurent moins à la légère qu’auparavant dans les conflits diplomatiques et les violences à main armée. Le terrible choc franco-allemand semble avoir assagi les conducteurs des peuples. Quoiqu’à aucune autre époque de l’histoire on n’ait fait dans le monde, en proportion des ressources nationales, autant de dépenses de guerre, bien que les armées aient beaucoup dépassé en nombre et en organisation savante toutes les masses d’hommes dont les plus grands capitaines se soient fait suivre jusqu’à maintenant, et que les approvisionnements en forces destructives aient graduellement représenté un ensemble budgétaire que l’on eût dit impossible, même sous un Napoléon, cependant les nations de l’Europe, militarisées à outrance, se bornent à s’observer méchamment, tout en parlant de paix, de respect des traités, de la sollicitude des gouvernements pour le bonheur des peuples. Chaque nation emploie des millions et même des milliards à blinder ses frontières et ses navires, à remplir ses arsenaux d’obus et ses casernes de chair à canon. La guerre a été proclamée sainte, évocatrice de force et de vaillance ; même le grand stratège des victoires allemandes, de Moltke, a daigné rompre naguère son silence habituel pour déclarer que la paix universelle « n’est pas un beau rêve ». Cependant, les peuples civilisés n’osent se risquer dans les belles réalités de nouvelles guerres et de nouveaux massacres.

Depuis la capitulation de Paris, l’Europe dite chrétienne est restée en paix armée et la guerre ne s’est produite que dans la péninsule des Balkans où les Russes, ayant pour prétexte des massacres et des horreurs de toute nature commis dans les pays slaves de la Turquie, croyaient pouvoir remporter de faciles triomphes. L’homme malade, pensait-on, n’oserait pas résister au « colosse du Nord ». Il résista cependant, et les péripéties de cette guerre russo-turque, 1877 et 1878, furent de nature à faire hésiter encore plus tous les fauteurs de luttes armées et à montrer combien de pareilles aventures peuvent, en cas de résistance sérieuse, causer à l’assaillant de terribles déconvenues. Sans doute, la Russie était de beaucoup la plus forte en hommes et en matériel de guerre ; de plus, méprisant son ennemi, elle comptait en toute confiance sur un rapide succès. Et les généraux courtisans qui se pressaient autour du souverain marchant au-devant de son triomphe eurent le dépit de le faire assister à maints désastres. S’étant lancée trop précipitamment à travers