Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome V, Librairie universelle, 1905.djvu/263

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
258
l’homme et la terre. — internationales

dont les citoyens partent de principes opposés ne peut être provisoirement que le chaos.

Une autre calamité vint frapper la France. La masse de la nation, fort économe, ayant eu à subir déjà la terrible destruction que cause la guerre, fut ravagée par le phylloxéra, désastre comparable au premier : on ne peut évaluer à moins de dix milliards la perte réelle subie par une région de la France, celle qui précisément avait échappé à l’autre invasion[1]. Et cette perle en argent n’était que peu de chose en comparaison de l’arrêt du travail qui, se produisant dans toute une industrie nationale, menaçait de changer les habitudes traditionnelles, et les modifiait puissamment en effet, déplaçait les populations pour ainsi dire, et faisait une autre âme à une partie notable de la nation. Maints départements où l’on ne connaissait point la misère, où le bien-être général était la règle, tels l’Hérault et la Gironde, furent gravement atteints par le prolétariat agricole, et la mendicité y reparut. Les propriétés, fort dépréciées, changèrent de mains, et, en beaucoup d’endroits, de grands domaines se constituèrent, embrassant des centaines de petits vignobles ruinés dont les anciens possesseurs avaient dû quitter le pays. Tandis que la majorité de ceux qu’avait frappés le désastre se tournaient vers le gouvernement pour avoir, les uns de petits secours, les autres des places, quelques hommes d’initiative s’ingéniaient à trouver de meilleurs procédés de culture et à créer de nouvelles industries ; d’autres allaient s’établir en Algérie ou en des colonies lointaines. Il n’est pas douteux non plus que la propagation du phylloxéra ait contribué à augmenter chez le paysan français cette prudence qui le distingue dans l’accroissement de sa famille : manquant de confiance dans l’avenir, il limite volontiers le nombre de ses enfants, et la France, où la jeunesse se fait rare, diminuerait en population si les immigrants, Belges, Italiens, Suisses, Germains et Slaves, ne venaient combler les vides.

A cet égard, les autres nations policées du monde, à l’exception de certaines contrées où domine l’élément bourgeois — telles que le pays « saxon » en Transylvanie, et de nombreux districts de la Nouvelle Angleterre — ne se laissent point dominer par le même esprit de prudence, et la population s’accroît très rapidement dans l’ensemble des États dont les

  1. Gabriel Hanoteau, Nouvelle Revue, 15 nov. 1902.