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france et allemagne

son prestige tout nouveau, étincelant, et obtenu dans la guerre contre l’Autriche avec une sûreté de méthode que n’avaient pas eue les vainqueurs de Magenta et de Solférino. Il est vrai que le régime impérial de la France, conscient de sa faiblesse croissante, avait essayé de se consolider par un plébiscite qui avait répondu à ses questions équivoques par une approbation banale ; mais la Prusse n’avait pas eu besoin de recourir à de semblables subterfuges : la guerre contre la France y était réellement populaire. Si le gouvernement français pouvait créer un enthousiasme factice en faisant crier par sa police : « A Berlin ! à Berlin ! » les années allemandes qui marchaient d’urgence vers la frontière française étaient bien résolues à combattre, à vaincre et à pousser, s’il le fallait, jusqu’à Paris et au delà. Tandis qu’en France, la masse des habitants n’avait aucune animosité spéciale contre l’Allemand ou plutôt s’en tenait à la malveillance native éprouvée spontanément contre tout étranger, les jeunes gens de la Germanie, ayant tous passé par l’école, y avaient appris que le Français est « l’ennemi héréditaire », tous avaient récité la leçon qui leur enjoignait de venger le meurtre de Conradin, perpétré au treizième siècle par le roi Charles d’Anjou, et la dévastation du Palatinat ordonnée par Louvois ; tous partageaient l’enthousiasme patriotique des nationalistes pour la reconquête de l’Alsace-Lorraine, et bon nombre allaient jusqu’à la haine farouche du Français qui inspirait Bückert : « Sur le champ du voisin, lance au moins une pierre, pour qu’en retombant elle écrase une fleur ! »

Au point de vue tout à fait général de l’unité nationale, qui était, au fond, la raison d’être de l’expansion germanique et de ce détail, secondaire quoique terrible, qui est la bataille, le massacre, l’invasion, il est certain que la France était aussi en désavantage marqué. A l’époque où l’Allemagne était divisée en de nombreux États, empires, royaumes, principautés, villes libres et médiatisées, et où l’Italie, « cette belle expression géographique », se trouvait elle-même décomposée en fragments politiques dont le plus précieux appartenait à une puissance étrangère, il était devenu proverbial de contraster ces enchevêtrements de frontières et d’enclaves avec ce que l’on appelait « la glorieuse unité française ». On avait pris dans leur sens étroit les qualificatifs de « une et indivisible » donnés à la république comprise entre les Pyrénées et le Rhin, et pourtant ces mots mêmes, poussés comme un cri de guerre pendant les discussions civiles qui suivirent la chute de la royauté,