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romantisme

incendiaires ? Disposant de la vapeur et de la poudre, l’Europe s’empara sans peine de toutes les parties de L’univers qui constituent maintenant son empire colonial.

Tous les progrès industriels et scientifiques, tous les nouveaux points de contact entre les peuples ont eu pour conséquence nécessaire une évolution correspondante du langage. Les dictionnaires classiques, augmentés de tous les vocabulaires techniques et des mots nés de l’invention populaire, forment un ensemble incessamment renouvelé et de si rapide accroissement que les gros volumes ne peuvent plus se distendre suffisamment pour embrasser toutes ces richesses verbales. L’ancienne langue académique périt de mâle mort au choc de toutes ces nouveautés. Encore au dix-huitième siècle, on croyait que la langue pouvait être « fixée », ainsi que l’avait voulu Richelieu en fondant la fameuse compagnie du beau langage. Quoique les écrivains du bel âge de l’Encyclopédie fussent alors en pleine fermentation d’une vie nouvelle, c’est malgré eux, pour ainsi dire, que la langue se modifiait et s’élargissait : ils n’eussent guère voulu que conserver. D’ailleurs il est aisé de comprendre le respect qu’ils professaient pour leur parler si élégant, si précis et si pur. C’est qu’il se trouvait alors presque en voie, semblait-il, de prendre un caractère universel : si les peuples étrangers l’ignoraient, du moins on l’employait, bien ou mal, dans toutes les cours, et les historiens superficiels s’imaginaient que la pénétration du langage se ferait de haut en bas, des hommes du monde aux gens du peuple. L’étonnant succès de la langue française paraissait définitif ; mais, précisément, ce succès constituait un danger, car plusieurs se laissaient aller à croire que le français prenait désormais un caractère exclusif comme expression de la pensée humaine. La langue, trop bien défendue contre les novateurs, était devenue comme intangible, et les écrivains n’osaient rien changer soit dans les mots soit dans les phrases. Elle s’était immobilisée. Après la Révolution, après l’Empire, les poètes de 1819 étaient encore sous la domination exclusive de Racine et de Boileau[1] : ils ne pouvaient chercher du nouveau que dans l’ingéniosité des périphrases.

Pour échapper à cette tyrannie verbale, il n’y avait qu’un moyen, la révolution, et en effet, c’est bien une révolution que fit le romantisme ! On s’invectiva, on se bafoua, on se maudit de part et d’autre. Les amis se

  1. Remy de Gourmont, Sur la Langue française, Mercure de France, juillet 1898, p. 75.