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l’homme et la terre. — contre-révolution

l’armée s’intéressaient d’ailleurs beaucoup moins au sort des populations conquises qu’à la poursuite de leur métier et ne voyaient guère dans l’Algérie qu’un vaste champ de manœuvres où les soldats s’exerçaient pratiquement à toutes les opérations de guerre, marches et contremarches, attaques, assauts, surprises, retraites, escarmouches, batailles, massacres, et où se formait ce que l’on appelle « l’esprit militaire », fatalement hostile à toute pensée libre, à toute initiative individuelle, à tout progrès pacifique et spontané. On s’imaginait volontiers que cette guerre incessante d’Algérie aurait pour résultat de préparer l’armée française à soutenir victorieusement de grandes guerres européennes. C’était une erreur, ainsi qu’on s’en aperçut plus tard en de désastreux conflits, car les petites expéditions d’Afrique, dirigées contre des bandes incohérentes et mal armées, ne préparaient point à des campagnes entreprises contre un ennemi puissant, agissant par grandes masses et disposant d’une formidable artillerie ; mais il est certain que les troupes d’Afrique revinrent en France fort habiles dans l’art de faire la chasse à l’homme et qu’elles le montrèrent bien dans les rues de Paris, au service des « bons principes de l’ordre et de l’autorité ».

La conquête de l’Algérie n’aurait eu que des conséquences déplorables si cette contrée avait dû rester simple école de guerre, mais elle devint aussi, malgré les chefs de l’armée, un terrain de colonisation. La lutte entre les deux éléments de l’occupation militaire et de la culture civile eut dans les commencements un caractère tragique. Ce fut une guerre à mort, et l’on put craindre pendant de longues années que l’Algérie, transformée en une grande caserne, restât définitivement interdite à l’invasion des idées et des mœurs européennes. Et cependant l’armée, à laquelle tout un cortège de fournisseurs était indispensable, ne pouvait manœuvrer sans introduire en dépit d’elle-même une population civile qui donnât de la solidité à ses annexions stratégiques. L’œuvre de conquête était donc engagée dans un cercle vicieux et, quand même, ne pouvait aboutir qu’à l’amoindrissement, puis à la subordination de l’élément militaire, fatale issue que celui-ci essayait d’éviter à tout prix. Aussi le gouvernement dictatorial de l’Algérie voulait limiter l’extension du territoire occupé par les civils[1] : tout Européen s’avançant en dehors des limites du pays de campement militaire que

  1. Rouire, Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1901, p. 357.