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l’homme et la terre. — contre-révolution

pour ainsi dire, le sol au-dessous du trône et de l’autel ; mais le mouvement russe eut un caractère bien autrement profond. Les grands seigneurs et les prélats français, assez intelligents et affinés pour pressentir les événements inévitables, en prenaient leur parti d’avance et, comme de galants joueurs de dés, affectaient de ne pas se laisser émouvoir par les arrêts du destin. Le roi même haussait les épaules en voyant les signes avant-coureurs de la Révolution prochaine : « Après nous, le déluge ! » Toutefois ces rieurs ne surent pas garder jusqu’au bout leur attitude de bon ton et, lorsque la menace fut réalisée, ils se hâtèrent de cesser tout persiflage et de reprendre très au sérieux ces avantages de race, de fortune et de conventions sociales qu’ils avaient paru mépriser. En Russie, les Pestel, les Mouraviev-Apostol et leurs compagnons étaient bien autrement sincères : ce qu’ils voulaient de tout cœur c’était de rentrer en égaux dans la société de leurs ci-devant inférieurs, de trouver dans la liberté de tous la garantie de leur propre liberté. Puis, quand vinrent les jours de la répression, tous ces novateurs laissèrent un exemple de noblesse et de courage qui ne sera point oublié.

Cette explosion de dévouement politique correspond à la rapidité du mouvement qui s’était produit dans l’âme russe sous l’influence des idées de la philosophie occidentale. A l’époque de Pierre le Grand, le tsar seul était allé chercher en Europe des exemples et des instruments de règne, non des idées : la nation même n’avait eu aucune part dans cette visite où des courtisans posthumes voudraient voir l’entrée de vingt millions d’hommes dans le monde civilisé. Plus tard, l’impératrice Catherine avait fait venir, il est vrai, les philosophes à sa cour, et cela par une sorte de coquetterie envers la culture de l’Occident, mais elle se garda bien d’appliquer à l’administration de ses peuples les conseils de son ami Diderot. Sans doute ses courtisans s’empressèrent à l’envi de parler comme elle le langage à la mode, mais ce n’était là que pure affectation : « On était philosophe comme on était bourreau, par servilité »[1]. Le Tartare se retrouvait entier sous l’épiderme du Russe. Cependant la pensée accrut toujours son influence, et certainement les idées, même superficielles, que semèrent les écrivains étrangers, trouvèrent çà et là un terrain favorable. Ce fut un élément ajouté à ceux qui préparèrent ensuite la grande évolution des esprits.

  1. Michel Bakounine, Société Nouvelle, septembre 1896, p. 322.