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l’homme et la terre. — contre-révolution

contrées lointaines qui connaissaient à peine le nom l’une de l’autre, et le sens même du choix que Bolivar avait fait de Panama comme amphictyonie de l’Amérique émancipée devait leur échapper complètement. Que pouvaient-elles savoir de ce seuil des deux mers, destiné à devenir un jour le grand intermédiaire des richesses sur la rondeur terrestre ? D’ailleurs, le mouvement de réaction qui succède immanquablement aux convulsions soudaines se produisait alors dans tous ces États, et Bolivar lui-même, qui s’acharnait à l’œuvre impossible de cumuler les présidences de républiques, contribua pour une forte part à cette œuvre rétrograde. Se substituant aux anciens maîtres, il voulut gouverner par les mêmes moyens, suppression des journaux, rétablissement des monastères et de leurs écoles, interventions militaires, restauration de la dictature. Mais il n’eut pas le temps d’exercer le pouvoir absolu. Déposé avec honneur, il s’éteignit (1830) dans son domaine de San Pedro, près de Santa Marta, en se plaignant de la destinée : « Qu’avons-nous fait sinon de labourer la mer ? » s’écriait-il. Mais avait-il bien compris les événements dont il avait été le principal acteur et qui, tout en détachant de l’Espagne ses anciennes colonies, les avaient fait entrer dans la grande confédération de nations progressistes, librement ouvertes à l’influence de la civilisation européenne ?

En même temps que l’Espagne, le petit royaume de Portugal vit ses immenses possessions coloniales du Nouveau Monde lui échapper, en apparence par le contre coup des révolutions d’Europe, mais en réalité par incompatibilité d’humeur entre les autorités de la métropole et les habitants de la colonie. Les Portugais de l’Amérique, devenus presque aussi nombreux que ceux du littoral d’origine, se sentaient assez forts désormais pour refuser obéissance aux injonctions venues de Lisbonne et prétendaient se gouverner eux-mêmes. A cet égard, l’opinion se trouva tellement unanime que le Brésil, tout en se manifestant comme État monarchique, se détacha du Portugal sans crise révolutionnaire, même sans effusion de sang ; il lui suffit, en 1822, de donner le choix à son régent Pedro de Bragance entre l’exil ou un trône impérial. Entre son loyalisme de soldat et son ambition de prince, le personnage n’hésita pas, et le Brésil prit son rang parmi les grands États autonomes.

Tandis que le domaine de la civilisation à type européen s’accroissait dans le Nouveau Monde de toutes les régions continentales où réson-