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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

la Nature et reconnut également que les hommes, inégaux en fait par leurs facultés et leurs besoins, n’en sont pas moins égaux en droits.

Certes, la Révolution attendue se fût accomplie d’une manière beaucoup plus prompte et plus sûre si les protagonistes de la grande transformation avaient été à la hauteur de leur enseignement, par la force et la noblesse du caractère. Evidemment, ils devaient être souvent désunis, puisque chacun, plus ou moins libéré des préjugés antiques, défendait ses convictions personnelles ; mais aussi nombre d’entre eux compromettaient leur propre cause par des travers ou des vices. À part l’incomparable Vauvenargues, en sa douce austérité, et le généreux Diderot, étendant sur tous sa large bienveillance, quels furent les grands écrivains du siècle faisant vraiment honneur à l’humanité par l’accord de la vie et des principes ? Combien grande fut la part des défaillants, à commencer par les deux personnages les plus illustres. Voltaire, qui fut un roi et en eut tous les caprices, toutes les faiblesses ; Rousseau, qui fut un misanthrope et en connut tous les soupçons et toutes les rancunes ? Néanmoins, ce monde incohérent, dans lequel se produisaient parfois des tourbillons de haines et de calomnies, n’en présente pas moins un ensemble prestigieux par la véhémence de la passion, l’éclat et la vérité de la pensée. De près, c’était le chaos, et dans la perspective de l’avenir, ce fut une harmonie supérieure aux mille voix concordantes en leur diversité.

Ces mêmes souverains, que leur profession de rois obligeait à persécuter les libres-penseurs et les révoltés, étaient subjugués par la philosophie, sinon personnellement, du moins en leur entourage intime. Ce que Louis XV n’eût pas fait, la Pompadour l’obligeait à le faire : tantôt il poursuivait les auteurs de l’Encyclopédie, tantôt on les protégeait, on les encourageait en son nom. L’aristocratie presque tout entière était devenue libérale et souriait à l’aurore d’une société meilleure ; il semblait naturel que les maîtres eux-mêmes se prêtassent à un rôle qu’ils n’avaient guère essayé jusqu’alors, celui de « faire le bonheur de leurs sujets ». La puissance de la philosophie était devenue telle, dans ce milieu charmant et spirituel des salons, que les princes, eux aussi, affectaient d’être philosophes ou même croyaient l’être en toute naïveté. Du moins pouvaient-ils, par ambassadeurs, se laisser représenter comme tels : si des circonstances spéciales, des coutumes difficiles à changer brusquement, des déconvenues dues à l’inintelligence des fonctionnaires condamnaient