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l’homme et la terre. — le roi soleil

steppes et les forêts, rattachait à l’Europe, ne servaient qu’à recevoir ceux dont le tsar et les seigneurs voulaient se débarrasser, vivants ou morts : criminels et vieux croyants, favoris qui avaient cessé de plaire, honnêtes gens qui gênaient les intrigues de cour, ennemis politiques, tous ceux qui restaient déclassés par leurs fautes ou par leurs vertus ; ceux qu’on envoyait en Sibérie étaient les pires et les meilleurs. Une société dont l’institution fondamentale était l’esclavage ne pouvait faire autrement que se compléter par un lieu d’exil considéré dans toute son étendue comme une immense prison. Des bagnes spéciaux, où l’existence avait été réglée d’une manière méthodiquement atroce, recevaient les malheureux que l’on voulait faire mourir avec accompagnement de tortures ; mais la grande majorité des exilés allaient grossir le nombre des immigrants, chasseurs, commerçants, aventuriers ou fugitifs qui s’établissaient çà et là, autant que possible loin des fonctionnaires représentant le pouvoir central. Venus de toutes les parties de l’empire, Russes et Polonais, Slaves et Allophyles, les exilés et les immigrants de races diverses qui se croisèrent eux-mêmes avec les rares habitants du pays, Turkmènes et Bouriates, Toungouses et Yakoutes, constituèrent une nation nouvelle dans laquelle domine le type Grand-russien mais qui garde cependant un caractère original dans l’ensemble des provinces de la Slavie russienne[1].

Simple lieu d’exil et territoire de chasse aux pelleteries, la colonie sibérienne n’avait pas assez de ressort à la fin du dix-septième siècle pour trouver de même sa frontière du côté de la Chine : des individus isolés étaient les seuls qui s’aventurassent dans l’empire du midi, en compagnie de caravanes mongoles ou mandchoues. C’est en 1567, dit-on, que les Cosaques russes se présentèrent pour la première fois à la cour de Péking ; mais ils ne furent pas reçus parce qu’ils n’arrivaient pas les mains pleines, en qualité de tributaires. En 1619, un Russe se vit également refuser audience pour le même motif et, en 1653, un ambassadeur direct du tsar Alexis, Baïkov, dut se retirer parce qu’il refusa, disent les documents russes, de se prosterner devant le trône du dragon. Pourtant les relations commerciales prenaient de l’importance entre les sujets des deux empereurs, jaune et blanc ; en 1689, les gouvernements limitrophes signèrent leur premier traité, celui de

  1. N. Yadrinzev, Webers von Pétri, Sibirien, p. 62.