Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/548

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
l’homme et la terre. — le roi soleil

et les « humiliés », tous ceux qui souffraient pour leur foi ou leur loyauté ; le bruit public disait qu’il avait avec lui Nikon, le patriarche persécuté, ainsi qu’un fils de tsar, véritable héritier de l’empire. Après quatre années de guerres sauvages qui coûtèrent la vie à plus de cent mille individus, Stenko Razin fut vaincu dans une grande bataille, puis capturé et livré à la mort par la torture. La ville insurgée d’Astrakhan tenta vainement de résister ; toute révolte matérielle fut écrasée, et il ne resta plus dans la masse asservie du peuple que les haines sourdes et les espoirs invincibles. Longtemps la tradition populaire maintint que Stenko Hazin n’est pas mort, et qu’il attend le grand jour de la liberté, au delà de la « mer bleue »[1].

C’est au milieu de tous ces éléments chaotiques d’une société en formation que se développa l’enfant, Pierre Alexeyevitch, qui, déjà revêtu du titre de tsar à dix ans (1682), devint bientôt le maître absolu de l’État, comme l’avait été son devancier Ivan le Terrible, et marqua l’appareil gouvernemental d’une telle empreinte qu’on la voit encore après deux cents années. Tout d’abord il débute en se débarrassant par le massacre des prétoriens Streltsi qui s’ingéraient dans les affaires politiques et religieuses, puis, avec une armée réorganisée qu’il confie à des officiers de fortune venus de l’Europe occidentale, il reprend pour l’empire russe la grande tâche de rouvrir les portes maritimes presqu’entièrement fermées depuis la destruction de Novgorod.

En 1697, Pierre s’empare d’une de ces portes, Azov, située d’ailleurs au bord d’un golfe presque perdu de la mer Noire, les anciens Palus Méotides : tel quel, ce point du littoral n’en est pas moins une précieuse conquête et le lieu de départ des acquisitions futures. Une ville de commerce, Taganrog, s’élève non loin de la citadelle d’Azov, à l’ordre de Pierre, et ses navires se montrent dans les ports de la Transcaucasie et de l’Asie Mineure. Puis le tsar se retourne vers l’Ouest, où la mer Baltique l’invite à un commerce bien autrement lucratif avec les contrées les plus industrieuses du monde. Mais ces trésors sont gardés par des dragons dont il faut d’abord triompher par la force ou par la ruse : la Suède et la Pologne en barrent le chemin. Ce fut alors que s’engagea le drame épique entre Charles XII et Pierre le Grand, entre la fantaisie héroïque et la tenace volonté.

  1. P. Mérimée, Étude littéraire sur Tourguenef.