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l’homme et la terre. — le roi soleil

mêmes avaient dégarnies de leurs défenseurs naturels, et, sous la pression des Turcs, des Polonais, des Suédois, l’étendue des possessions russes se modifiait incessamment sans que des points fixes, péniblement conquis, permissent de constituer des limites artificielles par un cordon de forteresses. Néanmoins, si nombreuses que fussent les vicissitudes sur les confins occidentaux de l’empire, les plus grands changements, après la réconciliation momentanée qui s’était produite contre les maîtres étrangers, devaient être ceux qui s’accomplissaient dans l’intérieur de la Russie, sous un double effort, absolument contradictoire par les conséquences, provenant de la nature même du milieu géographique et de l’accaparement des terres, y compris l’homme qui les cultivait. Tandis que, dans la plaine illimitée, le soleil de chaque soir, conviant au voyage, disparaissait derrière les forêts de l’horizon, un maître, armé du fouet, enfermait le paysan dans un village d’où il lui était interdit de sortir. De nouvelles émigrations, la colonisation de terres vierges répondaient à une impulsion naturelle, presque irrésistible, et tout l’ensemble du pouvoir représenté par les décrets et les lois, les peines et les supplices imposait l’immobilité du servage ! C’est ainsi que l’histoire de la Russie est double dans son aspect : elle fut alternativement ou même à la fois l’histoire des invasions par les peuples nomades et celle de la colonisation par les populations agricoles ; les annales de la contrée sont pleines de récits, relatifs, les uns à l’inondation soudaine du pays par des étrangers, les autres à l’établissement des moujiks en pays nouveaux[1].

La plaine immense de la Russie facilitait l’ampleur alternative de ces mouvements contraires, soit lorsque des hordes asiatiques s’épandaient en un déluge d’hommes sur les campagnes, soit lorsque les familles d’agriculteurs, devenues trop nombreuses, essaimant de proche en proche, ajoutaient commune à commune ainsi que des cellules prolifères dans un organisme. La force illimitée conquise rapidement par le pouvoir central s’explique aussi en partie de la même manière : le maître que la horde triomphante avait à sa tête ne trouvait pas d’obstacles devant lui ; nulle part il ne se heurtait à des citadelles de rochers fortifiés et, par suite, nul corps féodal, composé de nombreux seigneurs, à la fois les subordonnés et les rivaux du souverain, ne balançait sa puissance. Les compagnons de guerre et de commandement qui se

  1. Al. Tratchevski, Revue internationale de Sociologie, août 1895.