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l’homme et la terre. — colonies

sous la dent des bouledogues, et en même temps la brutale indifférence des nouveaux venus à l’égard de tout ce qui n’était pas or ou n’en facilitait pas l’acquisition, fut si complète que la postérité n’a presque rien appris au sujet de ces pauvres nations antiliennes. En moins d’un demi siècle, les millions d’hommes qui peuplaient les îles avaient disparu, ne laissant que de rares familles, cachées dans les retraites des montagnes[1]. Telle fut l’oppression, terrible comme si le ciel s’était abattu sur les têtes des malheureux, que les indigènes déprirent de la mort comme d’une délivrance : ils mangeaient de la terre ou des cailloux, se nourrissaient de manioc non débarrassé de son suc vénéneux. Les Cebuneyes moururent, non seulement de fatigue et d’épuisement mais aussi de la volonté d’en finir. Les femmes cessèrent d’enfanter ou firent périr leur fruit afin que l’esclavage cessât avec elles.

Toutefois, la race à laquelle appartenaient les Cebuneyes ne fut point complètement exterminée, grâce à son extension en dehors des Antilles dans la masse continentale de l’Amérique. Les Maya de la péninsule quadrangulaire du Yucatan faisaient partie du même groupe de nations que les habitants de Cuba. Ils avaient le même aspect physique, le corps ample et massif, la figure large, le front rejeté en arrière par la manipulation que les mères leur faisaient subir dans le bas âge, et l’on dit qu’ils se distinguaient également par l’amour du labeur tranquille et les mœurs pacifiques. Mais ils avaient l’avantage d’être mieux protégés contre l’invasion. Plus éloignés de l’Espagne que leurs frères des Antilles, ils habitaient une terre basse, environnée de récifs et d’écueils, s’étendant jusqu’à perte de vue des côtes ; en outre, on ne pouvait les assaillir de tous les côtés à la fois comme les insulaires, et, en cas de défaite, il leur était facile de se retirer dans les forêts impénétrables de l’intérieur ; d’ailleurs les marins espagnols évitèrent, pendant plusieurs décades après la découverte, de se hasarder dans les fourrés du continent. En leur domaine bien délimité du Yucatan, les Maya purent développer en paix leur civilisation d’une manière plus originale et plus complète que les Cebuneyes, quoique ceux-ci fussent arrivés déjà, dit-on, à un degré remarquable de culture. Grands navigateurs, ils s’aventuraient fort loin sur les eaux en de larges embarcations qui pouvaient au besoin contenir toute la population — des centaines

  1. Bart. de las Casas, Destruccion de las Indias.