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grandeur artistique de l’espagne

entend encore et qui résonne d’âge en âge. Déjà, pendant cette grande époque de sa littérature, le génie de l’Espagne déborda de beaucoup les frontières politiques, et la France, l’Angleterre en reçurent une large part de leur vie intellectuelle. Rotrou, Corneille, Beaumont et Flechter, Marlowe et même le puissant Shakespeare, doivent au moins une étincelle à la flamme qui brûlait alors au sud des Pyrénées.

D’ailleurs, tandis que la nation mère dépérissait, les fils qu’elle avait envoyés par delà les mers continuaient leurs expéditions fabuleuses dans les pays lointains du rêve, et cela sans tutelle, sans direction venue de l’Escorial. Par la force des choses, les Cortez, les Pizarro, les Almagro, séparés de la mère patrie par des mois, même par des années de navigation, ne devaient compter que sur leur propre initiative, et ils marchaient de l’avant selon leur bon plaisir. S’ils avaient été tenus d’obéir au mot d’ordre lancé par le roi, ils auraient attendu, temporisé, déchiffré de longues dépêches contradictoires, mais n’auraient conquis ni Mexique, ni Pérou : c’est à d’autres qu’ils eussent laissé ce prodigieux butin. Tant que la volonté royale n’avait pas réussi à transformer tous les héros du Nouveau Monde en de soumis et tremblants sujets, un peu de leur liberté ennoblissait encore l’Espagne, et peut-être les esprits indépendants qui ne l’avaient pas quittée trouvaient-ils une vengeance suffisante à se savoir des frères conquistadores libres de leurs actions de l’autre côté des mers et se riant des édits lancés contre eux.

L’Espagne n’était donc pas encore exsangue, malgré l’émigration de ses fils les plus vaillants, malgré la frénésie du gain et l’action dissolvante de l’or ; toutefois elle était condamnée à déchoir promptement par suite de l’oppression absolue de la pensée. Le bûcher de l’Inquisition qui brûlait un homme libre brûlait en même temps l’Espagne elle-même. Tout individu qui sentait germer en son cerveau une idée de vérité ou de justice devait l’étouffer aussitôt ou bien la pervertir dans un langage menteur, c’est-à-dire devenir lâche ou hypocrite, sous peine de tomber entre les mains des familiers du Saint office. Toute vie mentale s’arrêtait dans le grand corps : il retomba par régression dans une pure existence végétative ; suivant l’expression de Michelet, « de saignée en saignée, l’Espagne s’était évanouie ». Mais cela n’empêchait pas l’orgueil de l’Espagnol de croître, pour ainsi dire, en proportion de son abaissement. Pas un porcher des Castilles qui ne sente un empereur en