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décadence de la monarchie espagnole

restait plus à ce souverain du monde qu’à tâcher de forclore aux étrangers son royaume, et, de l’autre côté des mers, ses possessions démesurées. Malgré l’or et l’argent du Mexique et du Pérou, malgré les précieuses épices des Indes et des Moluques, il était même devenu pauvre, le plus pauvre des princes de la chrétienté ; par deux fois, il dut suspendre ses paiements et, à sa mort, la dette avait déjà dépassé le milliard et demi ; c’était le commencement des gros budgets modernes.

Toutes les grandes pensées du règne de Philippe II, l’assimilation du Portugal, ses tentatives contre la Turquie, la Scandinavie, l’Angleterre, la France, les Pays Bas, échouèrent successivement[1] ; impuissants à l’extérieur, les rois d’Espagne eurent du moins la ressource des souverains faibles, celle de persécuter leurs propres sujets. Les supplices et les brûlements d’hérétiques étaient désormais une institution, une fête comme les courses de taureaux, et l’on en donnait volontiers le spectacle aux ambassadeurs étrangers et aux dames de la cour. Il est vrai que toutes ces atrocités étaient enveloppées en des phrases pieuses qui en faisaient autant d’actions méritoires de miséricorde et de bonté. Mais « les compassions des méchants sont cruelles », a dit un passage des livres déclarés saints par les inquisiteurs, et ceux ci, plus que tous autres hommes au monde, ont prouvé par leur conduite combien ces paroles sont effroyablement vraies. C’est ainsi que, suprême hypocrisie, la sainte confrérie livrait les prétendus coupables au bras séculier, « afin qu’ils fussent punis aussi charitablement que possible et sans effusion de sang » : c’était l’euphémisme benoît employé pour indiquer la mort sur le bûcher.

La population de l’Espagne parait avoir baissé durant le règne de Philippe II : on dit que, sur dix millions d’habitants vivant dans la péninsule au milieu du seizième siècle, la diminution totale pendant les cinquante années qui suivirent aurait été de plus d’un million et demi. Il était urgent de songer au repeuplement du royaume, et l’on publia, en effet, des édits pour introduire des agriculteurs laborieux et restaurer l’industrie du sol ; mais que pouvaient signifier de pareils décrets, alors qu’en 1609, une ordonnance de « grâce » envoya en exil environ huit cent mille individus, tous les Maures qui ne s’étaient pas encore convertis au catholicisme, ou ceux dont la sincérité de foi chrétienne ne paraissait

  1. Victor Duruy, Histoire de l’Europe.