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l’homme et la terre. — la renaissance

tance de l’éducation individuelle, chaque homme étant un centre naturel autour duquel se constitue la société dans son ensemble comme autour de son axe[1]. Précurseur s’il en fut, il voyait nettement que les révolutions durables ne viennent point d’en haut, de prêtres ni de rois ni même d’une élite de penseurs, mais doivent se faire d’abord en chaque individu, élément initial de tout progrès. « Solitaire » lui même, Ibn-Badja s’adresse aux « solitaires » qui, dans une société imparfaite, s’essaient à devenir des êtres constitutifs d’une société parfaite. D’abord il leur conseille de se dégager de leur éducation première, comme des plantes qui, après avoir été courbées, reprennent leur port naturel et croissent comme il convient à leur instinct de vie ; devenus des « étrangers dans leurs familles et dans la société qui les entoure, les solitaires se transportent par la pensée dans la république idéale qui est leur vraie patrie ». Dans le monde nouveau que suscite Ibn-Badja, il sera inutile de rendre la justice parce que les relations des individus entre eux seront celles de l’amour[2]. La société se transformera en une grande école où chaque individu sera sollicité à la perfection de son être, à la splendeur de sa beauté corporelle et morale.

Avant Ibn-Badja, les Arabes avaient eu parmi leurs philosophes un autre utopiste fameux, Ibn-Sina ou Avicenne[3], dont l’enseignement bien compris avait au fond la même portée libertaire mais dans lequel les Occidentaux ne virent guère qu’un roman, un jeu d’esprit. Le médecin philosophe autour duquel la jeunesse studieuse de Bokhara se pressait s’imagine l’existence d’un enfant, Haï, qui naît et se développe dans une île déserte, instruit peu à peu par les phénomènes de la nature et par les leçons de toute espèce que lui donnent les bêtes. Avec les animaux et les plantes, il vit heureux, aimant tous ceux qui l’entourent et en étant aimé, apprenant sans cesse, grâce à l’observation patiente : il devient ainsi philosophe et moraliste, savant et poète. Ce retour vers la nature, cette fraternisation avec les animaux restés purs de toutes les conventions de la vie artificielle enchantèrent pendant tout le moyen âge les troubadours et jongleurs, que les nécessités de l’existence forçaient de se dire chrétiens mais qui vivaient aussi leurs rêves chevaleresques de justice et de bonté[4]. De transformation en transformation, le personnage de

  1. S. Münck, Mélanges de Philosophie juive et arabe, p. 363.
  2. Ernest Nys, Autour de la Méditerranée.
  3. Avicenne, 980−1037. — Avempace, né à Saragosse en 1100, mort à Fez en 1138.
  4. Raoul Debardt, Revue Blanche, 1er déc. 1900. p. 302.