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l’homme et la terre. — la renaissance

magnétique charmait les animaux sauvages, fondait en larmes à la vue d’un bel arbre ou de riches moissons ; toute beauté était révélation.

Nuls paysans au monde n’ont de chants populaires plus touchants de sentiment vrai, plus harmonieux, plus élégants et mesurés dans la forme que les rispetti, les stornelli des villageois toscans. Nulle part non plus les maisonnettes ne marient plus gracieusement leur décor avec celui des arbres et des champs : le campagnard maçon ne songe point, comme en tant d’autres pays, à imposer sa bâtisse à la vue ; il sait l’unir au milieu, en ajoutant un trait de plus à la grâce du paysage. Et lui-même conscient de sa beauté, il sait la garder, faire honneur à la femme qu’il a choisie : il fleurit ses enfants, il enguirlande ses bœufs, dresse dans les champs des épouvantails qui sont des objets d’art, et, pour le plaisir des yeux, « place une tomate au dessus d’un sac de blé »[1].

À cet amour de la nature se rattache un fait précis qui lui donne une date dans les conquêtes humaines. Les escaladeurs de montagnes, grimpant pour la joie de monter, de voir les horizons s’élargir devant eux, les villes surgir derrière les collines et la ligne claire de la mer après celle des plaines, peuvent revendiquer la grande mémoire de Pétrarque gravissant le mont Ventoux[2].

Ainsi d’âge en âge, malgré l’oppression de l’Église et des seigneurs, malgré les incendies et les guerres, le peuple italien avait gardé le trésor du sens artistique, mais l’art ne put se développer qu’avec la liberté de sculpter et de peindre les vraies formes humaines, débarrassées de tout l’attirail hiératique imposé jadis par la coutume religieuse. Il fallait se dégager du symbole, revoir l’homme tel qu’il est dans sa beautés non flétrie par le péché originel, et comprendre même les scènes réputées sacrées et divines à travers les personnes, les actes et les attitudes de la vie journalière : les yeux de l’artiste reprenaient le droit de voir la nature et les hommes tels qu’ils sont, et les chaînes tombaient de ses mains. Deux mille ans s’étaient écoulés depuis que les artistes grecs avaient compris la beauté de l’homme et l’avaient représentée en toute sa splendeur ; maintenant arrivés par d’autres voies, les artistes italiens s’élevaient également à la vision du beau, sinon très différente de celle des Hellènes, non moins parfaite en son ordre de sentiments nouveaux. Tandis que les sculpteurs ioniens s’abandonnant joyeu-

  1. Philippe Monnier, ouvrage cité, t. II, p. 223.
  2. Günther, Wissenschaftliche Bergbesteigung.