Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
482
l’homme et la terre. — carolingiens et normands

Cette grande diversité des éléments géographiques de l’Irlande explique aussi la différence et le contraste des civilisations locales : dans la même île se maintenaient des survivances de la barbarie la plus atroce, tandis qu’ailleurs la nation s’était élevée à de hautes conceptions morales bien supérieures à celles qui régissent aujourd’hui presque toute l’humanité. Comme exemple des violences primitives, on peut citer un personnage des légendes, Conaoll le « Triomphateur », fils d’Amorgan à la « Chevelure de feu » : jamais ce roi ne laissait passer un jour, jamais une nuit sans tuer un homme du Connaught et jamais ne s’endormit sans avoir une tête coupée sur son genou. Une coutume qui persista très longtemps exigeait que tout guerrier fût enterré verticalement, face à l’ennemi. Jusqu’à la fin du septième siècle, les femmes de la contrée devaient le service militaire au roi et combattaient avec des faucilles[1]. Même après cette date, l’esclavage persista longtemps, et avant le dixième siècle, époque à laquelle les chefs Scandinaves frappèrent en Irlande les premières pièces de monnaie, le Senchus Môr ou recueil du droit irlandais, indiquait la cumhal, c’est-à-dire la femme esclave, comme signe représentatif de la valeur : son prix était censé égal à celui de trois bêtes à cornes.

D’autre part, aucun peuple d’Europe n’avait une idée aussi noble de la justice que le peuple irlandais. N’ayant jamais été conquis, n’ayant jamais subi l’oppression de la part des Césars, ces terribles destructeurs, Erin ne connut pas ce formidable « droit romain » qui dure encore et résiste à tant d’assauts depuis deux mille années. C’est aux Anglais, à leurs invasions successives et à leur domination définitive que fut réservé le triste privilège de supprimer les anciennes coutumes irlandaises. En réalité, il n’y avait point de lois dans le droit de la vieille Irlande, et ses juges n’étaient point des magistrats dans le sens romain et moderne du mot : le terme brithem, anglicisé en brehon, avait le sens d’ « arbitre ». Les dépositaires du droit, élevés en des écoles spéciales où ils apprenaient à connaître les traditions, les coutumes, les proverbes, les poèmes, prononçaient sur le cas litigieux, mais en se gardant bien de légiférer : le peuple ne leur en eût point donné licence. Tout individu qui comparaissait devant eux était traité en égal, il soumettait son cas et ses raisons, puis les arbitres se bor-

  1. D’Arbois de Jubainville, Etudes sur le Droit celtique, t. II, p. 123.