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de la Grave. Grâce à la réverbération du soleil sur les neiges éblouissantes, nous y avons pris tous les deux un coup de soleil sur la figure et, pour ma part, c’est à peine si le lendemain je pouvais ouvrir les yeux ; maintenant nous changeons de peau comme les serpents, nous sabons, diraient, je crois, les Rochelais.

J’aime beaucoup ce genre de vie : se lever avant jour ou bien lorsque les nuages commencent à rougir un peu ; marcher au milieu des forêts, des sentiers dans les herbes fraîches de rosée, s’arrêter sur le bord d’une fontaine sous les rochers pour manger son pain et son fromage, gravir à travers les pierres qui s’écroulent et vont bondir à plusieurs centaines de mètres plus bas, se souvenir qu’on a été nourri par une chèvre en escaladant les rochers, monter sur un pic pour contempler un admirable horizon de montagnes, puis redescendre sur le gazon des pentes, quelquefois aussi sur les chemins pierreux pour gagner son dîner à la sueur de son front, tout cela me plaît infiniment. De ma maladie plus de traces, je ne sens plus ni rate ni foie, et, depuis mon départ de Paris, je suis complètement guéri. Il nous manque des livres, mais notre havre-sac est déjà bien assez lourd sans emporter une bibliothèque avec nous. Aujourd’hui ou demain nous attendons Élie[1] qui a obtenu un congé de quinze jours.

Je t’écris de Cézanne, village piémontais d’une sa-

  1. Ce fut au cours de ce voyage qu’arriva au frère aîné un fâcheux accident. Il fit une chute dangereuse sur une pente du Glacier Noir, dans le massif du Pelvoux. Heureusement retenu par une saillie du roc, Élie fut relevé vivant. Sa main droite, cruellement meurtrie, resta paralysée pendant de longues années.