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JOURNAL D’UNE DAME CRÉOLE


ma plantation ; et, malgré vos démonstrations d’amitié, j’ai lieu d’être inquiète d’un dévouement que les événements semblent si fort démentir.

— C’est pour vous expliquer ce qui s’est passé et vous demander votre aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la destinée nous a unies et comme nous aurions tort d’être adversaires.

Et, après m’avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec lequel elle me l’a conté, me fait croire véridique :

— Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n’ai pas toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. À quatorze ans j’étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries. Dur emploi pour une fille qui était alors d’une santé fort délicate. On ne me ménageait point ; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps, avec sa face abominable, marquée de petite vérole et son corps pourri, dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait plus que mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu’on ne m’attachât aux trois piquets et qu’on ne me déchirât de cordes ou de lianes. Ce fut après avoir été ainsi châtiée, alors qu’on me détachait toute sanglante, et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes, que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux ; mais ne croyez pas que la pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la sucrerie, au milieu du travail