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donné à mon père le livre des Contes de Messer Boccacio. C’était une joie, le dimanche, de venir l’entendre lire ces belles histoires, autant pour l’aimable sonorité de sa voix que pour l’accent dont il savait relever la grâce, la passion ou les finesses du récit. Quels doux soirs j’ai passés au milieu des parents et des voisins qu’attirait son talent de lecteur, à écouter l’histoire de Violante, de Griselda ou encore celle du faucon de Federigo des Alberighi ! Quand on me permettait de retirer le volume du coffre où on le ramassait après chaque lecture, j’éprouvais je ne sais quelle émotion à tenir entre les mains ce livre si précieux, dont chaque feuillet était pour moi un souvenir. À l’aventure de Messer Niccola de Saint-Lepidio, qui perdit ses braies en rendant la justice, je me rappelais ma vieille tante Damiana dont le ventre se gonflait et sautait si joyeusement de plaisir, et si je m’arrêtais aux malheurs de Lisabetta de Messine, il m’était impossible de ne pas voir en imagination les joues de ma chère Clotilde, humides et brillantes de larmes comme les rosiers sous une pluie de juin. Eh bien ! je ne sais quel suppôt de l’Enfer vint rapporter à la Seigneurie que mon père avait chez lui le Décaméron, et comme Girolamo avait ordonné d’en détruire tous les exemplaires, on vint réclamer le nôtre, et, sur notre refus, on fouilla la maison. Mon père, pour sauver le livre, l’avait mis dans une cachette ; on le découvrit, on le lui arracha des mains et le pauvre volume, qui avait amusé tant de braves gens, fut brûlé sous nos yeux comme avaient été brûlées, le jour des Rameaux de l’année précédente, avec tous les Décaméron et les Morgante maggiore qu’on put trouver, les statues qui étaient l’orgueil de Florence pour la grâce des femmes qu’elles représentaient, et le talent de l’artiste qui les avait sculptées : la Bina, la Ben-